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Un savoir gai

William Marx

Un savoir gai

William Marx

Minuit 2018

170 p, 15 €

Plus qu’un témoignage, moins qu’un traité. Plus qu’un essai, moins qu’un exercice d’ admiration – et sans doute, le contraire – un savoir gai de William Marx n’est pas Le gai savoir de quoi que ce soit. C’est parce qu’il échappe aux codes majeurs de toutes les majorités que ce livre est très important. L’apparence de l’abécédaire ne s’offre que pour rire : il s’agit plutôt d’une composition sérielle où l’authenticité de plans de vie est conjuguée sans théorie, où les clins d’oeil complices s’ajustent aux plus belles références (de Platon à Jean Genet). Et le découpage en 33 blocs n’est qu’un clin d’oeil à Dante, comme le titre à Nietzsche.

Un gai savoir procède sous règne de la liberté. Rares sont les ouvrages irrigués par une vraie liberté de l’esprit. Rares sont les vies traversées par de vraies libertés de mouvement. Excellents sont les vrais philosophes, brillants et discrets. Sublimes sont les artistes qui rendent un peu plus visible ce qui était invisible dans l’aveuglement majoritaire.

William Marx est un subtil philosophe-artiste au sens le plus nietzschéen du terme. Nourri de philologie, il goûte aussi les plaisirs (et les tristesses) de la vie. D’où – peut-être – la convocation de soi. Autant se tutoyer en public – avec une infinie pudeur et l’humour joyeux quasi permanent.

Du constat au plaidoyer. Le constat : oui, les idées majoritaires sont hétérocentrées. Oui, on le sait depuis longtemps désormais, l’adulte mâle civilisé blanc hétérosexuel est un paradigme dominant…

Le plaidoyer (par commodité car il n’y a ici ni procès, ni plaidoirie, ni juge) va intensifier tranquillement les contrastes des images majoritaires de l’homosexualité. Vous me voyez comme ça ? Mais je suis comme ça. Au sein de l’étrangement. « L’étrangement, c’est le sentiment d’être étranger à son propre milieu, sans que cette étrangeté soit nécessairement reconnue ou visible par ceux qui vous entourent. La faute en revient évidemment au limes. » dit William Marx. Le limes, c’est la limite déterminée par les normes dominantes. Et le non-hétéro doit composer, comme il peut, avec une société hétérosexuée et hétérocentrée. Car « le limes sera toujours là ». Pessimisme ou lucidité sur la bêtise majoritaire ?

Il n’y a pas si longtemps, l’homosexualité était un crime, puis un délit (n’oublions pas le fichage policier P.H. « présumé homo » des années 70…). Puis l’hécatombe des années SIDA, la nouvelle peste… Et puis, récemment le mariage pour tous. Le progrès juridique aurait-il suivi le progrès moral ? La bonne blague. Et inutile de convoquer le vieux Kant pour qui la morale ne fait pas de progrès. Sale blague que la manif pour tous.

La culture ne sauve pas, elle aide. Mieux vaut naitre et grandir homo avec un capital culturel et économique ++ que moins moins. N’empêche. Il faudra jouer des tours, des coudes et des détours. C’est là que le tutoiement public veut interpeler l’hétéro majoritaire. Aisé, avec un naturel inconscient, pour un hétéro de parler de sa femme en tout milieu. Moins aisé, encore aujourd’hui, d’évoquer – sans réflexion stratégique préalable – son compagnon urbi et orbi. Hétéros, encore un effort !

Chance, il y a les communautés. Pour le meilleur et pour le moins meilleur. Chance, il y a des refuges. Chance, il y a « Sophocle, Platon, Alexandre, César, Jésus, Léonard, Shakespeare, Descartes, Schubert, Newton, Lincoln, Proust, Turing, Foucault… ( et William Marx) pour ne citer que ces exemples plus ou moins confirmés, sans parler des anonymes… Sans eux, l’humanité fût peut-être toujours là, mais elle fût différente assurément, et probablement pire. »

Deux grandes figures irriguent de bout en bout ce roadbook aux sentiers qui bifurquent : la voix de Barthes et les recherches très actuelles de Foucault. Les aveux de la chair, ultime ouvrage de Michel Foucault, paraît en ce début 2018. Un signe ?

Un savoir gai devrait, sinon changer le monde, au moins bousculer les préjugés et égratigner les esprits un peu trop sûrs d’eux-mêmes.

Didier Bazy

William Marx

l’auteur

William Marx : Critique et historien de la littérature, philologue, essayiste. Ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de lettres classiques, il est professeur de littérature à l’université Paris Nanterre, membre honoraire de l’Institut universitaire de France et du Wissenschaftskolleg zu Berlin, lauréat de l’Académie française…Prof au collège de France.

Bind Torture Kill, des zikos Metal qui méritent d’être connus…

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Bind Torture Kill : une répétition.

Il lui fut donné d’assister à une répétition. Un soir de Juillet 2016. Le pote souriait, claquant la portière de sa bagnole devant la vieille grange perdue dans un village coincé entre une centrale nucléaire, un tourteau en cours de démantèlement depuis des décennies déjà et une autre centrale nucléaire en activité, elle, active. Lui, il avait l’avait déjà claquée, sa portière. Malgré les deux centrales, le soleil déclinait imperceptiblement. Il avait apporté sa bouteille de vin bio. Le musicien ouvrit la vieille porte du local. Un cube sans fenêtre. De gros sacs poubelle en plastique souple gris brillant, des cadavres de canettes de bière en tas, des cadavres plus vivants que jamais, tardigrades de verre et de métal prêts à s’éveiller au son, du métal attendu.

Il n’avait entendu que de loin ce type de musique, le Métal. Le pote musicien l’avait invité à une répétition de son groupe Bind Torture Kill. Allait-il ligoter l’invité ? Le torturer ? Le dézinguer ? Non, ils n’oseraient pas. Il était trop vieux, sans intérêt. Il l’avait prévenu. Le Métal exige des boules kies engoncées au fond des oreilles par précaution d’Hygiène, Sécurité et Conditions de Torture. Indispensables, le pote musicos avait dit. Oublie pas tes bouchons. Ok. Il avait délesté ses fonds de poche chez l’apothicaire du coin en échange de préservatifs auriculaires.

Le pote goûta le vin bio mais pas trop. Déjà il se concentrait sur la répète. Pas question de se murger tout de suite. Apparemment on boit que de la bière. Enfin, l’invité y sait pas… Affaire de se désaltérer, de s’hydrater, de rafraîchir les idées et la gorge ? Un peu tout ça sans doute. Le batteur débarqua, costaud et jovial, prêt à mouiller la chemise qu’il ôta avant de la tremper tout à fait, exhibant un torse tatoué grave. Le trio fut bientôt au complet à l’arrivée du chanteur dont il remarqua une main façonnée Django Reinhardt mais ça n’avait pas grand’chose à voir. Le trio s’enfila trois cervoises, prémisses du ciment du groupe métallique.

Le vieil invité eut droit à un spectacle pour lui tout seul. Et à une bouteille de vin bio pour lui tout seul aussi. Tout ça se présentait donc plutôt bien. Deux parties coupées d’une pause bière rapide mais détendue. On prend place. Au fond du cube, les tatouages du percussionniste l’impressionnent. Ils forcent l’admiration. Une douce torture, le tatouage. Derrière un pilier de soutènement, le pote guitariste, souriant hôte malicieux, règle ses machines, tourne des boutons, teste les premiers sons. Le batteur jongle avec ses baguettes, habile et déterminé. Le chanteur chauffe ses cordes dans un micro, sort des papiers, manuscrits griffonnés. Sans doute les paroles, se dit le vieux spectateur tandis qu’il malaxe les gommes kies et les pousse – un peu mais pas trop – à l’orée des tubes auditifs : il ne veut pas louper ce show pour lui inouï.

Benji étire ses bras en arrière vers le haut. C’est physique le show. Yann, le pote compositeur guitariste, vérifie une dernière fois ses cordes et les branchements du matos. Olivier, le chanteur se concentre, arpente l’espace et cherche le temps.

Un petit tour de chauffe au rythme des cymbales et des peaux tatouées est initié par Benji. 123-1234-1342 ( Pam pam PAM, Tagada PAMPAM, pam pam pam, tag et Pam…) Les chiffres et les mots disparaissent dans les battements de trois cœurs. Les électrocardiogrammes attestent des traces et des trous, fractales explosives.

Une entame choc tape soudain aux tympans. Il pousse un peu les bouchons avec une bonne rasade de rouge bio. Benji devient alors l’étoile fixe, le repère du repaire, la gueule d’un Jean Reno dégarni, la corpulence aussi – un peu moins dégarnie -, derrière des lunettes à la Lennon et une barbe courte. Il assure le Benji, pivot et table d’orientation.

Yann y croit – mais ne s’y croit pas. Il est là. Manche en main gauche, fer de lance qui défie le futur, le Lancelot du Métal sait que le Graal est là, dans les cordes, sur le ring, ici et maintenant. Que tout peut sauter d’un instant à l’autre, qu’une centrale peut déconner n’importe quand. C’est aussi pour ça qu’ils jouent ensemble ces trois gars. D’ailleurs, il chante quoi Olivier ? Il rédige ses sensations et ses cris musicaux rappellent la peinture du cri de Francis Bacon. Olivier chante son cri. Et ce serait une erreur de croire qu’il crie en chantant. Chanter le cri n’a rien de facile. C’est du travail, des répétitions, de la concentration. De l’écriture. Écrire et chanter dans la peau d’un serial killer pour rire, bien sûr, rire jaune, non mais. Sans rire, BTK, Bind Torture Kill, il l’apprendra plus tard, est le surnom que s’est donné à lui-même un certain Dennis Rader. Ce Dennis a fait des trucs à des gens tellement cool qu’il ne sera habilité à la liberté conditionnelle qu’à partir du 26 février 2180. Et c’est pas de la science-fiction. L’invité interroge. Réponse : « En fait, c’est pour le fun, pour le trash, et ça va ensemble. L’horreur et l’humour, c’est du second dégré… »

Dans la peau d’un tueur, sur la peau les dessins, sous les peaux la passion et le coeur. Le coeur – qui est aussi du cerveau – concentre et exprime avec une extrême lucidité – au-delà du vieux « no future » – un Ici et Maintenant. Hic et nunc, au milieu de nulle part, trois gars d’aplomb se donnent un nom comiquement anglais US et s’expriment en français. Parce que c’est comme ça. Alors on chante en français, en instantané, dans l’urgence…

Ainsi :

« La bête noire

qui sommeille en moi!

Ce monstre

qui prend le contrôle!

Possédé, je me sens vivant

J’appartiens à cette chose,

… »

Qui n’a pas une bête noire planquée au fond de ses tripes ?

Le Horlà de Maupassant a fait l’aller-retour outre-atlantique. Son retour le trouve muté en natif d’un monde dont le pire dépasse l’imagination. C’est bien ça qu’il faut chanter aujourd’hui. Le réel vomit suffisamment d’immondices pour que les artistes en ajoutent. En revanche, ils savent bien où ils habitent, quel air infect ils respirent, quelle eau traitée ils boivent, sur quel océan de plastique ils naviguent et quel vin bio ils boivent ou ne boivent pas.

Concentration et expression. À première vue, trois cinglés. A seconde vue, trois artistes d’une extrême lucidité. Les pieds bien sur terre. La tête bien sur les épaules. Les tripes dans la Zik. A nième vue, allez-y voir, allez comprendre. D’abord écouter, entendre, sentir. L’invité sentait bien qu’il aura dû commencer par là. Bind Torture Kill tourne rond et leur son est carré. C’est le monde qui marche sur la tête.

http://btkmetal.bandcamp.com

https://www.facebook.com/BTK.bind.torture.kill.metal/

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Deleuze : L’Apocalypse, ce n’est pas le camp de concentration (Antéchrist), c’est la grande sécurité militaire, policière et civile de l’Etat nouveau (Jerusalem céleste).

Il n y a peut-être pas beaucoup de ressemblances entre Hitler et l’Antéchrist, mais
beaucoup de ressemblance en revanche entre la Nouvelle Jérusalem et l avenir qu’on nous promet, pas seulement dans la science-fiction, plutôt dans la planification militaire-industrielle de l’Etat mondial absolu. L’Apocalypse, ce n’est pas le camp de concentration (Antéchrist), c’est la grande sécurité militaire, policière et civile de l’Etat nouveau (Jerusalem céleste).

Deleuze
Critique et clinique p61

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Michel Host Carnets d’un fou 2015 #collection @lacauselit @editionslondres

host 2015

Michel Host, témoin du temps fou.

 

« Résister aux esprits qui pensent comme il faut penser ». M.H.

 

M.H. ne dit jamais comment il faut penser. Il dit ce qu’il pense. Il écrit dans ses carnets et dans ces carnets ce qu’il pense de ce qu’il vit, lit, voit. L’écrivain n’est pas hors du monde ou dans des bulles médiatiques. 2015, intense lecture de J-J Rousseau. Lecture de près. Affective. Rousseau résistant aux lumières et misères de son siècle. Déjà. Car tenter de penser suffit.

Sensible à l’excès et hypermnésique, M.H. se révolte et s’insurge. Le détecteur de  sycophantes ne se paie pas de mots et ne joue pas avec. Son esprit est au pied de sa lettre. On peut sonder au hasard, on est plongé dans du réel bien réel avec son encre qui dessine du sens sur nombre d’enfumages quotidien, éphémère ou durable, plus durable qu’éphémère.

Un exemple suffira pour enfoncer le clou. On le croit islamophobe. Faux au sens défiguré par la masse médiatique. Or la peur n’est pas la haine : la peur de l’Islam partagée par une jolie majorité d’occidentaux qui ne sont pas tous de gros bourrins de fachos.

Les carnets d’un fou sont aussi bien des folies incarnées – comme des ongles. Ils griffent les paranos, aiguisent la douleur du porteur, se résorbent ou attendent le chirurgien. Dans la surenchère et la surabondance des informations communiquées de notre temps fou, les jets de Michel Host nous éclairent et nous laissent croire que l’honnête homme, minoritaire certes, persiste et insiste.

Don QuicHost critique toutes les emprises, décèle les méprises et se déprend sans cesse des moulins, petits, grands, gros. C’est du travail. Sa plume chevauche, piétine et galope, Rossinante tout terrain.  Abécédaire des idées reçues. Confidences et souvenirs, suggestions et perspectives… Et SancHost pensa.

 

 

Didier Bazy

Février 2016

Tournier, Spinoza et la littérature jeunesse #lacauselit

Ecrire n’importe quoi n’est pas très difficile. On peut même traîner en longueurs ennuyeuses. Les contes sont souvent tristes. La langueur les plombent et les lecteurs plongent, injustement contristés. Michel Tournier, écrivain soi-disant tardif, prend du temps pour écrire. Du long, bien connu. Du court, et même très court.Avec Pierrot, on est contristé. Ça ne peut plus durer. Ça ne va pas durer. Parce que c’est dans la dure durée que toute vie change vite de modes. En 40 pages moins les images, à peine 20 pages, Michel Tournier nous initie, dès l’âge de 8 ans, à Spinoza. Tout simplement. Tournier l’a signalé. Plusieurs fois. En plusieurs endroits. Non sans fierté ou fausse modestie. En quelques phrases, le mythe de Pierrot la lune est élucidé et, dans le même temps, l’Ethique de Spinoza frappe comme un éclair.

Spinoza n’est pas plaqué sur le conte pour le raccourcir. L’éthique est (re)découverte par le traitement que Tournier opère à la chanson. Et c’est le raccourci, balai de sorcière, qui renvoie à Spinoza tout entier. Tournier prend Pierrot au pied du four de sa boulangerie nocturne. La pâte est posée, la Substance repose. Le mode de vie de Pierrot est tout entier à la pâte. Pierrot n’est pas la Substance mais déjà, il est installé à l’orée divine. C’est sa chance : il sent et expérimente qu’il est éternel. A condition de persévérer dans son être. Ce qu’il semble condamné à faire : pétrir ou périr.

suite ici 

Tournier Spinoza
http://www.lacauselitteraire.fr/pierrot-ou-les-secrets-de-la-nuit-michel-tournier

Une vraie jeune fille de Michel HOST, Weyrich Edition, 2015

Une vraie jeune fille

Michel Host

Weyrich Edition, 2015

14 €, 200p.

 

   

Sept nouvelles et trois contes. Un nouveau décalogue signé Michel Host ?

(Des dix injonctions nous n’en évoquerons que trois, au hasard)

 

Le genre de la nouvelle demande : que s’est-il passé ? Allons-y. Que s’est-il donc passé dans la nouvelle « Une vraie jeune fille », long récit inaugural jusqu’au titre de l’éditeur ?

 

Première nouvelle.

Miss Atta est Une vraie jeune fille. Elle chasse à l’arbalète, à poil, en compagnie d’Holopherne, lui aussi à poil. Que chassent-ils ? Le plaisir ? Le bonheur ? Les chasseurs à fusils ? Que s’est-il passé pour qu’une jeune baronne en arrive là ? Comme le narrateur est ici enquêteur, on apprendra vite ce qui s’est passé. Mais on ne saura jamais comment ça s’est passé. Michel Host, loin des modes, casse le code de la nouvelle. Excellente nouvelle.

 

Le genre du conte pose la question inversée : qu’est-ce qui va se passer ? Que va-t-il se passer dans le très court et très fulgurant conte « Les vacances d’Aline »

 

Premier conte.

Comment les vacances d’Aline vont-elles finir ? On sait à peu près ce qui s’est passé, la douleur de l’absence d’un père et ce qui s’ensuit. On fait des détours, dans le conte, on raconte, on décrit la nature et les fleurs et les arbres. Un mot mystérieux, gravé sur une stèle surgie des broussailles, livrerait-il quelque indice ? Salmakis… La naïade d’Ovide éprise d’Hermaphrodite ? Et alors ? Fausse piste ? Suivons le crapaud, ami d’Aline, jusqu’où ?

 

Drôle de conte, tragique en diable. La fin, c’est justement ce qui va se passer, la fin.

 

 

Fin inéluctable du conte : Racaille. Poisson d’or et Chocolat ont piqué une C5. Road story. Ambiance Pulp Fiction. Rien ne manque : autoroute, sexe, flingue, chips, motel…Qu’est-ce qui va se passer ? On la sait depuis le début. Un conte renversé. Au delà du renversant : rien que des faits.

Racaille ? Une fable d’aujourd’hui sans La Morale. Du saisi sur le vif, comme si le cinéma de Luis Bunuel était devenu La Réalité. Ce qu’elle est devenue. Host est ici un hyperréaliste et échappe à toute classification.

 

Michel Host, génie subtil, fait des contes dans le genre nouvelle et ses nouvelles se lisent comme des contes. Il rallonge le court. Il coupe court toute longueur. Ce n’est pas du mélange des genres : c’est l’explosion des formats convenus qui, ici, éclairent le grand style. Conjugueur et coloriste, Michel Host ne cède jamais aux facilités de l’écriture. Comment diable parvient-il à marier le Lâcher-prise (tout apparent en surface) et l’exigence aiguisée de la plume (trait qui lui est aussi cher qu’à Flaubert) ?

 

Host ? Un classique très actuel.  

DB 

La publication du Journal de #Thoreau le rend plus fort 

Thoreau 

Journal

Sélection de Michel Granger
Traduction de Brice Matthieussent

Le mot et le reste Editions 2014
648p. 28€

Un autre Thoreau. Thoreau intime. Thoreau extime. Il était grand temps de sortir le Journal de
Thoreau de sa « quasi-obscurité ». Michel Granger a tranché dans les 7000 pages du journal de
Thoreau. Avant de choisir, il faut arpenter le champ de l’écriture d’une vie, le travail d’une vie.
Saluons la ténacité, la patience, la passion raisonnée et la science de l’homme du choix. Ici, c’est
un travail de jardinier respectueux des règles mêmes de la nature de son objet monumental. Qui
lirait un journal de 7000 pages s’étalant sur près de 25 ans ?

Thoreau (1817-1862) est mort « jeune » (au regard de notre époque et de nos lieux). C’est dire le
temps pris sur une vie pour l’écriture. Il prenait du temps pour marcher, pour contempler et pour
« gagner sa vie honnêtement ».
Une telle quantité de pages recèlent inévitablement de la qualité. De quoi s’agit-il ?

Walden a rendu Thoreau célèbre. Les grands livres jettent de l’ombre sur l’autre partie de l’oeuvre,
de l’oeuvre en train de se faire, au jour le jour, et Thoreau vivait et pensait dans l’instant éternel et
l’éternité de l’instant. Si on rappelle l’évidence que chacun vit aussi dans son époque, alors l’éclair
surgit. L’époque de Thoreau est l’essor du machinisme et le début de son envahissement. Et
Thoreau a payé le prix de l’expression de sa résistance à cette idéologie. De plus, le gouvernement
civil qu’il a affronté et subi a induit une censure de extérieure qui produit des censures intérieures
quand il s’agit de faire une conférence publique ou d’éditer un ouvrage. Et Thoreau fut obligé, on
le sait, de camoufler ses pensées profondes, avec mille subtilités et art de la dissimulation. A quoi
bon (se) mentir quand on dialogue avec soi-même ? Dans ce journal intime, on trouve un Thoreau
libéré du dehors : le message se passe de camouflage. Plus intensément authentique, plus
singulièrement sincère, au plus près de Thoreau. Quel est le résultat de cette sélection perlière ?

1841 : Un livre vraiment bon s’attire très peu de faveur.
1851 : La civilité et les bonnes dispositions gâchent la plupart des hommes.
1854 : Nous devrions nous demander chaque semaine : notre vie est-elle assez innocente ?
Traitons-nous de
manière inhumaine l’homme ou l’animal, en pensée ou en acte ? Pour être sereins
et réussir, nous ne devons faire qu’un avec l’univers. La moindre blessure inutile consciemment
infligée à n’importe quelle créature équivaut à un suicide. Quelle paix – ou quelle vie – doit être
celle du meurtrier ?
L’inhumanité de la science m’inquiète, ainsi quand je suis tenté de tuer un serpent rare afin de
pouvoir en déterminer l’espèce. J’ai le sentiment qu’on n’acquiert pas ainsi le vrai savoir.

Etc.
(si on en veut encore, on peut acheter le livre)

M. Granger le dit clairement : « C’est donc en secret que Thoreau a laissé s’exprimer une voix
discordante – résistance à la technique, au capitalisme industriel, à la mode… au progrès, à la
presse et aux conformismes…Parce qu’il s’adresse à lui-même, Thoreau peut s’exprimer avec une
vigueur mordante contre les aspects fondamentaux de la civilisation des Etats-unis au milieu du
XIX° siècle, ce qu’un éditeur de l’époque aurait difficilement toléré… Penseur libre, il s’attaque
sans ménagement à une Amérique qui ne pense guère mais qui pratique la religion de façon
ostentatoire…

 


Il s’oppose à la marchandisation, au fait que tout a un prix…

Il fait l’éloge de la lenteur et, s’appuyant sur le modèle ancien des « commons », terrains
utilisables par tous, il envisage la nécessité d’une gestion
commune des ressources et des
sites naturels. »


Il faut le marteler. Thoreau est complexe, multiple, paradoxal. Mais cela ne suffit pas. Thoreau
n’est pas réductible à une seule détermination. Il déborde, exprime et intensifie dans son Journal la
plupart des vecteurs de compréhension et de résistance à notre monde d’aujourd’hui en ce qu’il a de
plus terrifiant, de plus contrôlant, de plus envahissant. Contre cet envahissement du contrôle, les
salutaires disséminations de ces pages choisies. Si la cabane de Walden était indispensable au
recul, le retour à la ville n’était pas moins nécessaire. L’isolement seul est isolation. La vie est
retour et changement, passage, exigence d’harmonie avec ce monde-ci qui est le nôtre. Les
catastrophes « naturelles » nous suffisent. N’en rajoutons pas. Et ne nous faites pas croire que les
catastrophes artificielles sont naturelles.

Didier Bazy 

l’art aux sources du protestantisme (« La cène », de Pieter Coecke d’Alost. 1528)

Le testament des ombres

Séraphin & Laupretre

Hermann, 2013, 350p, 45€

testament des ombres

Le testament des ombres est avant tout une belle réussite d’éditeur. Un beau livre d’art, magnifiquement illustré, original et singulier. Il plaira aux amateurs d’énigmes et servira sans doute des développements savants à venir.

De quoi s’agit-il ? D’un tableau. Un tableau de 1528 : « La cène », de Pieter Coeck d’Alost, 1528, huile sur bois, (65 cm x 80 cm, collection privée).

Le testament des ombres

(droits réservés- image privée)

Peintre flamand, Pieter Coecke Van Aelst est le maître de Brueghel l’Ancien (et son beau-père). Mais il représente plus que cela. A l’instar de nombre d’artistes de son temps, il a un penchant discret pour les nouvelles idées de la Réforme et de son chantre Luther.

Luther, on le sait, désigne Rome et ses dérives fastueuses et politiciennes comme la nouvelle Babylone et préconise un retour aux textes bibliques originaux. Plus de sincérité et de vérité ne peuvent qu’emporter l’adhésion des artistes authentiques. Mais il convient d’être discret sous peine d’être brûlé vif comme hérétique ou sorcier…

De nouveaux mondes commencent à être colonisés de façon systématique. Découvertes et cartographies à l’orée du XVI° siècle en témoignent. C’est le début de la « mondialisation » moderne. C’est le commencement de la grande « territorialisation ».

Les esprits éclairés doivent avancer masqués. Ce sera une devise de Descartes : larvatus prodeo. Pieter Coecke, comme d’autres, avancera masqué et exprimera son art au travers de codes qui restent encore à comprendre. Ce fut l’entreprise de deux amateurs passionnés il y a quelque temps.

Cette Cène de 1528 de Pieter Coecke est une propriété privée qui fut exposée à la Pinacothèque. Les passionnés mèneront l’enquête qui débouchera sur une belle édition chez Hermann.

Les « Cènes » représentent généralement les douze apôtres. Ici, la cène n’est pas la cène classique. C’est une véritable mise en scène de la réforme protestante… Et les apôtres ne sont pas les apôtres même s’ils en arborent quelques aspects pour la forme : la Réforme contre la forme.

Quelques pistes qui n’épuisent ni l’enquête ni les analyses de demain.

 

Douze apôtres pour treize personnages. Sans s’arrêter sur la symbolique du chiffre 13, qui est de trop ? Le « serviteur » d’extrême gauche ? Nenni prétendent les « passionnés ». Le porteur d’eau, bon sang mais c’est bien sûr, Paul ! C’est d’ailleurs « confirmé » par le système infra-rouge OSIRIS… « Coecke a crayonné le nom même de Paul le long de la jambe droite du serviteur »(p91)

Après le porteur d’eau, l’échanson. Mais quel est donc ce dos dont on ne voit pas la tête ? Tête dont le cou est barré d’un trait comme si un coiffeur bourreau avait préparé une décapitation prochaine. Solution : Jean-Baptiste !

Voilà pour l’eau à la bouche. Pour le vin, la transmutation et la transsubstantiation, il faut suivre les indices que traquent les passionnés, alchimistes de l’image et du symbole…

Chaque personnage est décortiqué au profit de l’hypothèse passionnante et prenante. A l’exception, trop vite expédiée, du beau jeune Jean « que Jésus aimait » : il ne bénéficie que de quatre lignes et demi…

Les autres personnages exprimeraient les premières figures religieuses ou historiques du protestantisme, protecteurs ou sympathisants : Mélanchton, Aurélius Augustinus, Frédéric le sage, Zwingli, Eck, etc.

Jésus apparemment « central » passe à la trappe de la traque d’Osiris. Judas ? Une anamorphose en diable le désigne du doigt…

Luther est le personnage principal de la mise en scène. A l’extrême droite du Christ, à la gauche du tableau, il boude la cène. Ni pain ni vin. Pour Martin, seule la foi sauve, le reste n’est que peinture, tape à l’oeil. Luther l’excommunié fait la moue. Mais c’est par l’amour de la Grâce !

Icône et rayon X à l’appui, la cène sort de la crypte. Les ombres témoignent d’une nouvelle ère. Le testament des ombres recèle encore bien des mystères. Et ce livre n’est que la première pierre de travaux à venir, de passionnés ou d’universitaires, dont il conviendra d’attendre les lumières. Dans l’intervalle, on ne saurait trop souligner l’humour des artistes – et de Coecke en particulier – humour du mélange des genres et éternellement provocateur du sens et des sens.

 

Le port, le sort, la mort. (Editions Vents d’ailleurs) JY Loude. Nemo. Bruno-Michel Abati.

Le port

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texte de Jean-Yves Loude

images de Nemo

musique de Bruno-Michel Abati

Editions Vents d’ailleurs 2014

15€ 58p

Le port, le sort, la mort.

Le port est un très beau livre, tragique et vivant, une œuvre zeugma. Un zeugma stylistique : « Les toubabs ont pris son bras et la totalité de ses rêves. » Mais surtout un zeugma sémantique : l’ellipse est aussi la trajectoire des comètes. Peut-être le lien parfait. La courbure dans sa pureté. Le lien et le lieu obligés : le zeugma désigne en grec le lien et le joug. Car le Port, c’est bien ça, tout à la fois : la pureté du rêve, la nécessité du lien, la condition du joug, l’espoir d’un ailleurs, la prise absolue du risque de cet ailleurs qui n’est meilleur que dans les rêves.

A quoi rêve l’Africain qui a faim ?

Djibril parle. (Et il faut entendre la voix de Jean-Yves Loude, porte-voix et portefaix et porte-foi)

Djibril se tait. (Et il faut entendre Bruno-Michel Abati 

Djibril collectionne les images bleues des boites de lait. (Et il faut voir les images de Nemo, ces images insérées dans le livre)

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Des Djibril, il y en a mille, il y en a des milliers de mille, il y en a des milliers de milliers de mille qui n’ont pas assez, ou pas du tout, de mil. Loude, ethnologue, voyageur signe ici un très grand livre d’écrivain, un livre de coloriste, un livre qui « est écrit dans une sorte de langue étrangère », une œuvre qui est Une œuvre.

Les questions classiques « qui parle ? », « d’où est-ce que tu parles ? » etc. ici s’effondrent pour donner voix et sens aux sans-voix du non-sens de l’iniquité mondiale. Il y a le devoir de mémoire. Il y a le devoir du présent. Du présent qui flambe. Du présent qui crève. Ici et maintenant. Ici car Lampedusa est ici. Lampedusa : rêve du naufragé.

Le père de Djibril a servi la France qui « lui a pris son bras ». Au village, on chante la Marseillaise et il se met au garde à vous, personne ne crie rompez, et il se pisse dessus debout, mort-vivant, clown tragique, héros sans qualité à la Beckett, ombre d’un Monsieur à la Kafka, sans plus de qualité que sa médaille dont un enfant se moque.

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Est-ce à ce sort que Djibril veut échapper ? Ce destin terrible d’un père aimé ? Pourtant, il y a Assa. Elle l’aime et il l’aime. Assa ne retient pas Djibril. Elle sait que s’il réussit à passer le Port, elle le retrouvera et leur sort deviendra autre, meilleur, radieux…

La double chute du Port donne le vertige et ramène le lecteur sur terre. Loude n’a pas décollé pourtant : son style et sa voix demeurent au plus près de l’âme de Djibril. Il nous parle. En un monologue à plusieurs étages, mille voix s’élèvent avec leur logique propre, et c’est un feu d’artifices que l’on perçoit de très près sans en être aveuglé. Loin de l’éblouissement – le terme est trop théologique – Loude parvient à restituer un Djibril tout internel, actuel et universel, temporel et éternel : le Port une traversée du cœur.

Un livre pour tous. Un livre pour nous. Un livre pour eux.