Archives pour la catégorie littérature

Conseils de Flaubert à un écrivain

il faut toujours écrire, quand on en a envie

argoul

A un romancier amateur dont la postérité n’a pas retenu les œuvres, Gustave Flaubert écrit de Paris, le 15 janvier 1870 : « Vous me demandez de vous répondre franchement à cette question : ‘Dois-je continuer à faire des romans ?’ Or, voici mon opinion : il faut toujours écrire, quand on en a envie. Nos contemporains (pas plus que nous-mêmes) ne savent ce qui restera de nos œuvres. Voltaire ne se doutait pas que le plus immortel de ses ouvrages était ‘Candide’. Il n’y a jamais eu de grands hommes, vivants. C’est la postérité qui les fait. – Donc travaillons si le cœur nous en dit, si nous sentons que la vocation nous entraîne » (lettre à Léon de Saint-Valéry, p.154).

Rares sont ceux qui vivent de leurs œuvres (éditeur et marketing prennent la plus grosse part) – et ceux qui en vivent passent rarement leur siècle. Le génie…

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The Fixer

« All men are Jews, though few men know it. » Bernard Malamud

The Fixer

malamud was a russian jewish immagrant. he grew up during the great depression.he got his masters in 1942. he married ann de chiara in 1945 and they had two children.
the fixer was published in 1967 and won the national book award for fiction and pulitzer prize for fiction in the same year.

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Tournier, Spinoza et la littérature jeunesse #lacauselit

Ecrire n’importe quoi n’est pas très difficile. On peut même traîner en longueurs ennuyeuses. Les contes sont souvent tristes. La langueur les plombent et les lecteurs plongent, injustement contristés. Michel Tournier, écrivain soi-disant tardif, prend du temps pour écrire. Du long, bien connu. Du court, et même très court.Avec Pierrot, on est contristé. Ça ne peut plus durer. Ça ne va pas durer. Parce que c’est dans la dure durée que toute vie change vite de modes. En 40 pages moins les images, à peine 20 pages, Michel Tournier nous initie, dès l’âge de 8 ans, à Spinoza. Tout simplement. Tournier l’a signalé. Plusieurs fois. En plusieurs endroits. Non sans fierté ou fausse modestie. En quelques phrases, le mythe de Pierrot la lune est élucidé et, dans le même temps, l’Ethique de Spinoza frappe comme un éclair.

Spinoza n’est pas plaqué sur le conte pour le raccourcir. L’éthique est (re)découverte par le traitement que Tournier opère à la chanson. Et c’est le raccourci, balai de sorcière, qui renvoie à Spinoza tout entier. Tournier prend Pierrot au pied du four de sa boulangerie nocturne. La pâte est posée, la Substance repose. Le mode de vie de Pierrot est tout entier à la pâte. Pierrot n’est pas la Substance mais déjà, il est installé à l’orée divine. C’est sa chance : il sent et expérimente qu’il est éternel. A condition de persévérer dans son être. Ce qu’il semble condamné à faire : pétrir ou périr.

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Tournier Spinoza
http://www.lacauselitteraire.fr/pierrot-ou-les-secrets-de-la-nuit-michel-tournier

Avez-vous déjà lu… un OuLiPien du Moyen Âge ?

TEXTUALITÉS

Nous aimons beaucoup sur ce blog l’OuLiPo, l’Ouvroir de littérature potentielle, et ses productions textuelles et expérimentales basées sur la contrainte littéraire (vous pouvez découvrir ici nos articles sur l’OuLiPo). Pour les membres de cet atelier, la création littéraire passe avant tout par une recherche formelle et des jeux sur le langage. Sans avoir la primeur de cet intérêt pour les formes littéraires, les OuLiPiens aiment à appeler ceux dont ils s’inspirent des « plagiaires par anticipation » ! Et il est, parmi ces « plagiaires », un groupe de poètes qui œuvraient dès le Moyen Âge à multiplier les contraintes et s’interroger sur les jeux d’écriture.

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Qu’est-ce que l’internel ? Suivi de Quatre extraits de Clio de Péguy.

Qu’est-ce que l’internel ?

L’œuvre de Péguy n’est pas finie. Pourtant elle déborde. Péguy a envahi Romain Rolland : « je ne puis plus rien lire après Péguy. Tout le reste est littérature ».

Péguy a déboussolé Michel Foucault. « Un jour, dans le courant d’une conversation, Foucault a dit : moi, j’aime beaucoup Péguy, parce que c’est un fou. J’ai demandé : pourquoi dites-vous que c’est un fou ? Il m’a dit : il suffit de regarder comme il écrit. Là aussi, c’est très intéressant par rapport à Foucault. Cela voulait dire que quelqu’un qui sait inventer un nouveau style, produire de nouveaux énoncés, c’est un fou. » confiait Deleuze.

Retenons ces jugements car ils sont imprégnés de respect. Et laissons ceux qui louent comme ceux qui dénigrent. Prenons, dans le sillage d’un Jean Bastaire ou de Marie Gil, Péguy au pied de la lettre. Les pieds sentent souvent l’esprit. L’amour de la folie de Foucault est aussi bien un vent de sorcière.

Péguy (Péguy désigne ici et l’homme et l’ œuvre – ce qu’il souhaitait et ce que l’œuvre dit sans cesse) est un texte vivant, fort et prenant. Se déprendre en sa lecture revient à se méprendre. Tout est poétique chez Péguy, et pas seulement les grands poèmes. Péguy est création en train de se faire. Simplement prendre Péguy dans ce qu’il a appelé le rapport du lisant et du lu. Et son texte oblige le lecteur simple à s’installer au sein de ce rapport en oubliant tout le reste. Péguy oblige à une lecture zen : les yeux fermés sur tout ce qu’on sait ou qu’on croit savoir. Tir à l’arc les yeux fermés pour mieux atteindre la cible. Alors l’illusion de redécouvrir le monde devient très réelle. C’est assez étonnant au début. Puis, ça devient une drogue. C’est l’idée de Romain Rolland.

Ce milieu du lisant et du lu ne pouvait que plaire à Deleuze. Pas seulement parce que ça pousse par le milieu mais pour l’absolue nouveauté, les absolues nouveautés que Péguy cherche, provoque, trouve et partage. Exemple majeur et souvent mal interprété : Péguy est un chrétien sans église comme son œuvre est une foi sans raison (d’où sa proximité avec Pascal et d’où tous les malentendus et les récupérations acrobatiques).

L’internité chez Péguy est une idée très laïque, c’est-à-dire une pure foi en la vie. Vie la plus simple qui puisse être, rustique, rurale. Vie cynique qui passe son temps à réduire ses besoins. Petite vie en apparence mais vie hautement intense. Voyage sur place. Il faut ici noter le peu d’usage que Péguy fait du mot. On le trouve au beau milieu du grand poème Eve. Dans Clio, on ne le trouve pas. Alors pourquoi Deleuze évoque-t-il cette notion d’internité avec Clio ?

Clio n’est pas l’histoire. Clio est fille de Mnémosyne, la mémoire. Clio n’est pas la mémoire (enregistreuse) ; Clio est muse, poésie et création. Péguy contre Lavisse. Deleuze contre Eco. Mais contrer est reconnaître sans partager, contrer est participer sans partage. Et l’internité, dans Clio de Péguy, est parfaitement exprimée par deux qualificatifs lancinants et liés dans l’opposition interne du temporel et de l’éternel. Pour Clio, c’est la même chose. Et Clio, c’est Péguy qui parle. Qui parle et qui n’écrit pas : son écriture est parole. Parole simple, rustique, rurale, répétée. A l’écrit on ne répète pas. La parole est répétition. Surtout ne pas parler comme on écrit. Et bien écrire comme on parlerait. C’est plus clair. Plus cartésien. Plus bergsonien. Alors la vague devient porteuse de vérités. La parole réussie est temporelle et éternelle, internelle. Poésie.

Rétroactive, Marie Gil, imagine Péguy lecteur de Deleuze : « … force est de constater que c’est toujours le même passage et la même idée, à de très minces exceptions près auxquels il renvoie chez Péguy. En même temps, Péguy englobe et sauve Deleuze… »

L’internel, c’est très exactement la nouveauté de l’éternité et l’éternité de la nouveauté. Ce n’est une raison pour croire aux miracles. Ce n’est pas une raison pour croire l’événement permanent. L’internel n’a rien de théologique (Péguy récuse sans cesse le « clergé de la pensée »). L’internel demeure l’exception dans l’extrême simplicité, l’inopiné dans le banal. L’internel, c’est très proche de l’intuition de l’instant – ce qui réconcilie Bachelard avec Bergson.

L’internité, c’est « l’éclair de Spinoza » un des plus beaux textes de Romain Rolland qu’il faudrait à tout prix rééditer.

L’Internel, oxymore et chiasme, concentré de contradictions et de contraires, échappe non seulement de la logique d’Aristote mais s’échappe de la logique de Port-Royal pour croiser – signe du temps – les logiques non-euclidiennes, désormais plus que centenaires mais ô combien actuelles et intempestives.

Il est temps de se sauver temporellement et éternellement au milieu des extraits qui suivent.

répétitions et variations

[…] p 24 à 27 (Gallimard)

Trop de mauvaises lectures peuvent avilir, peuvent mutiler littéralement un texte, peuvent comme désorganiser ce texte de telle sorte que le monument même qu’il constitue puisse périr, périsse irrévocablement. Ici les pertes sont acquises, et les gains ne le sont pas, ne le peuvent pas être. C’est la loi commune, générale, de tout le temporel. Si dur que soit ce marbre du Pentélique, non seulement il a reçu et perpétuellement il recevra les atteintes physiques du temps, que les philosophes nous ont habitués à considérer, mais il a reçu et perpétuellement il recevra les atteintes non moins graves, les couronnements et les découronnements, les accroissements et les déchets de la collaboration de tous ceux qui sont dans le temps. Et il n’y a point à se sauver par l’indifférence et l’indifférent et le zéro de lecture pour échapper à choisir entre la bonne et la mauvaise lecture et notamment pour échapper à la mauvaise lecture. Car cet ordre, de cette collaboration, qui est un ordre particulier de l’ordre général de la vie, comme généralement l’ordre de la vie, particulièrement n’admet pas le zéro, l’indifférent, l’indifférence, le nul enfin, le ni l’un ni l’autre, le entre deux. Il n’admet pas le neutre. Un zéro de lecture d’une œuvre en est en un sens le découronnement suprême. En ce sens un zéro de lecture peut en être, en est assurément la plus mauvaise lecture. A la limite. Elle peut faire, elle fait assurément à l’œuvre l’atteinte la plus mortelle. Car elle ouvre la porte à l’oubli, à la désuétude ; non seulement à la déshabitude, mais à la dénutrition. Car il s’agit ici de nourriture et d’une alimentation perpétuelle, non, nullement d’une inhumation, d’un recensement, d’un inventaire fait une fois pour toutes. D’un registre funéraire. Puisqu’il s’agit ici généralement de temporel, particulièrement d’une collaboration, d’une opération commune perpétuelle et perpétuellement temporelle. Si dur que soit ce marbre du Pentélique et quelle qu’en soit la patine, non seulement il reçoit perpétuellement, éternellement temporellement, les atteintes physiques du temps, atteintes à la considération desquelles nous sommes habitués par les considérations et souvent par les contemplations de tous les philosophes, mais en même temps, dans tout ce même temps il reçoit perpétuellement, éternellement temporellement, d’autres singulières atteintes, les atteintes, les couronnements et les découronnements incessants, les achèvements perpétuellement inachevés, les inachèvements réellement achevés, réellement acquis, réellement obtenus, les couronnements perpétuellement incouronnés et les découronnements perpétuellement et réellement incouronnés aussi de notre collaboration perpétuelle à tous tant que nous sommes, tout petits que nous sommes. C’est ici le plus grand mystère peut-être de l’événement, mon ami, c’est ici proprement le mystère et le mécanisme même de l’événement, historique, le secret de ma force, mon ami, le secret de la force du temps, le secret temporel mystérieux, le secret historique mystérieux, le mécanisme même temporel, historique, la mécanique, démontée, le secret de la force de l’histoire, le secret de ma force et de ma domination; c’est par là, exactement par le jeu de ce mécanisme, que j’ai assis ma domination temporelle. Vous savez qui je veux dire, mon ami, quand je parle de ma domination temporelle, et si elle est assise et bien solide. Elle me compenserait de ce que j’ai un zéro de domination éternelle, vous l’avez dit, si toute une éternité temporelle pouvait balancer un atome de véritable, de réelle éternité, d’éternité éternelle, si rien de temporel pouvait nous consoler. Si cette misère de domination éternellement temporelle est solide et bien assise, vous le savez. De reste. Elle tient toute par ce simple mécanisme. Si dur que soit ce marbre du Pentélique et quelle qu’en soit la patine séculaire, jaune, chaude, blonde, paille, dorée, de vingt-quatre et de vingt-six siècles de soleils dorée, qu’elle en est comme une croûte dorée, comme un affleurement de soleil à la surface de la pierre, comme une cristallisation superficielle de soleil, de l’antique soleil, à la surface de cette vieille pierre, ce marbre reçoit d’autres atteintes, et il reçoit incessamment ou incessamment il perd une autre patine. Incessamment il prend et incessamment il perd des patines autres que la patine physique, autres que la patine du (vieux) soleil. Incessamment il reçoit des atteintes autres que les atteintes physiques des intempéries. En vérité je vous le dis, moi l’histoire: C’est vraiment un scandale ; et c’est donc un mystère ; et c’est vraiment le plus grand mystère de la création temporelle : Que les (plus grandes) œuvres du génie soient ainsi livrées aux bêtes (à nous messieurs et chers concitoyens) ; que pour leur éternité temporelle elles soient ainsi perpétuellement remises, tombées, permises, livrées, abandonnées en de telles mains, en de si pauvres mains: les nôtres. C’est-à-dire tout le monde. Si dur que soit ce marbre, les architectures qu’il a édifiées reçoivent et perdent de nous incessamment, de tout le monde, une autre patine, que la patine du soleil charnel, une patine nouvelle; nos regards, nos sots regards y laissent et y reprennent incessamment, y mettent et y regrattent sans cesse une patine invisible. C’est cette patine qui est proprement la patine historique. Nos mauvais regards, nos regards indignes découronnent ces temples. Des bons regards, des regards dignes les recouronneraient temporairement. Des compléments,des complètements indispensables se feraient. Des achèvements indispensables se feraient.

ma blessure éternellement temporelle.
[…] (p 32)

C’est exactement de cette contrariété intérieure que tout le temporel est véreux, mon pauvre ami, que l’historique, tout l’historique, défini comme historique, est véreux, que l’événement est véreux, que l’oeuvre, cet événement, cette part(ie) intégrante de l’événement, est véreuse. Telle est ma blessure profonde, ma blessure temporelle, ma blessure éternellement temporelle. Telle est ma secrète blessure, qui ne guérira jamais

je ne suis que la demoiselle de l’enregistrement

[…] (p 152 à 156)

Aussi on m’en fait dire. Tout celui qui a perdu la bataille en appelle au tribunal de l’histoire, au jugement de l’histoire. C’est encore une laïcisation. D’autres peuples, d’autres hommes en appelaient au jugement de Dieu et nos anciens même en appelaient quelquefois à la justice de Zeus. Aujourd’hui ils en appellent au jugement de l’histoire. C’est l’appel moderne. C’est le jugement moderne. Pauvres amis. Pauvre tribunal, pauvre jugement. Ils me prennent pour un magistrat, et je ne suis qu’une (petite) fonctionnaire. Ils me prennent pour le Juge, et je ne suis que la demoiselle de l’enregistrement.

Peut-être veulent-ils dire un peu autre chose quand ils font appel au jugement de l’histoire, au tribunal de l’histoire. Ils veulent peut-être dire plus précisément qu’ils font appel au jugement de la postérité, au tribunal de la postérité. C’est toujours la justification filiale, contre-partie nécessaire et complémentation de ce que nous avons nommé il y a quelque dix ans la malédiction et la réprobation filiale, la malédiction remontante. En somme ce sont des pères qui font appel au jugement de leurs fils, qui n’ont qu’une pensée : comparaître, se citer eux-mêmes au tribunal de leurs fils. Comment le nier, dit-elle, j’avoue qu’il y a là une pensée très grave, et très profonde, et très pieuse, une pensée très pauvre, très humble, une pensée très misérable et très touchante : que le jour d’aujourd’hui, si pauvre, fasse appel au pauvre jour de demain; que l’année d’aujourd’hui, si misérable, que l’année de cette fois, que l’année d’à présent, si débile, fasse appel à la misérable année de demain ; que ces misères fassent appel à ces misères; et ces débilités à ces débilités ; et ces humilités à ces humilités ; et ces humanités à ces humanités.

C’est encore un mystère de noire jeune Espérance, Péguy, dit-elle, et certainement l’un des plus touchants et des plus merveilleux. S’il est vrai que nulle charité n’est aussi merveilleuse que celle qui vient d’un misérable et qui va vers un autre misérable, que celle qui s’exerce d’un misérable à un autre misérable, que celle qui passe d’un misérable à un autre misérable, que celle qui d’un misérable veille et plane et descend sur un autre misérable, pareillement, dit-elle, je dis, parallèlement je dis que nulle espérance n’est aussi touchante, aussi grave, aussi belle ; aussi merveilleuse, aussi pieuse ; que cette déconcertante espérance que ces malheureux s’acharnent à placer dans d’autres malheureux. Cette confiance, cette sorte de crédit, cette espérance qu’ils se font de génération en génération. Cette sorte de report, de crédit, de confiance, d’espérance. Je veux dire de report de crédit, de report de confiance, de report d’espérance. En somme cette naïveté. Mais par suite cette innocence. Que ces malheureux fassent incessamment appel à de non moins malheureux, fassent incessamment crédit à de non moins malheureux, fassent incessamment confiance à de non moins malheureux, demandent incessamment à de non moins malheureux et leur justification, et leur consécration, et leur glorification, c’est-à-dire et leur absolution, uniquement parce que ces autres malheureux, parce que ces deuxièmes malheureux seront leurs fils, parce que ces deuxièmes malheureux viendront après eux dans le temps, seront des générations suivantes, seront la postérité, iosleri ; cet acharnement inouï, enfantin, à se faire
juger, glorifier, consacrer, absoudre par des êtres qui ne seront pas plus qu’eux, par des êtres qui auront la même nature, les mêmes limites, la même faiblesse, la même incompétence, uniquement parce que ces autres seront leurs fils, seront des nouveaux, seront des successeurs et des héritiers; une si parfaite naïveté; un tel enfantillage; un si parfait cercle vicieux, s’il est encore permis de donner ce nom, à la limite, à un cercle vicieux parfaitement allongé en une sorte de droite indéfinie qui est la ligne même du temps, ou plutôt la ligne même de la durée, s’il est encore permis, dit-elle, d’employer ce mot ; cette rage de vouloir faire, d’espérer, de compter faire de l’éternel avec du temporel, (qui sait ?) en y mettant beaucoup de temps ; cette frénésie aussi de prendre le greffier pour le Juge, et l’enregistrement de l’acte pour l’acte lui-même ; et le notaire pour le Père et pour le maître de l’héritage ; enfin cette manie, au sens grec de ce mot, cette fureur, au sens latin de ce mot, ce fanatisme double de faire de l’éternel avec du temporel, avec du temporaire, et de l’impérissable avec du périssable, qui sait, en en mettant beaucoup, et pourvu que le deuxième périssable, que le périssable auquel on s’adresse, à qui on fait appel soit du nouveau périssable, du nouveau temporel, du nouveau temporaire, du périssable suivant, du périssable, du temporel, du temporaire ultérieur. Cette constance, (presque constamment mal récompensée), cette invincible opiniâtreté de ces pères de se faire juger par leurs fils, de se présenter au tribunal de leurs fils; une telle opiniâtreté, cet acharnement de ces êtres précaires à s’appuyer en avant sur une indéfinité d’êtres non moins précaires ; ou en arrière, si on veut compter dans l’autre sens ; comme si une indéfinité avait jamais fait un infini ; ces passagers qui s’appuient
indéfiniment sur d’autres passagers; celte constance et cette stabilité et celte éternité de capucins de cartes ; ou de dominos ; tant de naïveté dans tant de rouerie ; tant d’humilité, au fond, dans tant d’orgueil ; une si désarmante naïveté, et, il faut le dire, un si désarmant orgueil, c’est tout l’homme, dit-elle. Tant de faiblesse dans tant de présomption. Tant d’arriéré dans tant d’anticipation. Un sort si misérable, et si évidemment misérable, qui lui fait chercher des appuis qui ne sont pas plus solides que lui, car ils sont d’autres lui-mêmes ; une si évidente et si scandaleuse débilité ; une telle maladresse dans l’orgueil, et si désarmante; une telle gaucherie en tout : voilà ce qui fait, dit-elle, qu’on n’a
pas le courage de lui en vouloir.

C’est ce qui les sauverait à la face de Dieu. Pauvres êtres. Ils en sont réduits à faire appel au jugement de la postérité, c’est-à-dire à d’autres eux-mêmes, c’est-à-dire, je pense, à leurs suivants de semaine.

Et alors, ces malheureux, ils appellent ça un peu autrement. Ils font appel à l’histoire, au jugement de l’histoire, au tribunal de l’histoire. Pauvres êtres. Ils
en sont réduits à faire appel à moi.

Il me faut une éternité pour faire l’histoire d’un jour.
[…] (p 193 – 194)

Rien n’est aussi commode qu’un texte. Et rien n’est aussi commode qu’un mot dans un texte. Nous n’avions que du livre à mettre dans du livre. Et cela sur un mot de livre. Que serait-ce quand il faut dans un livre, dans du livre mettre de la réalité. Et au deuxième degré quand il faut dans de la réalité mettre de la réalité. Qu’arrive-t-il toujours. Le soir tombe. Les vacances finissent. Il me faut une journée pour faire l’histoire d’une seconde. Il me faut une année pour faire l’histoire d’une minute. Il me faut une vie pour faire l’histoire d’une heure. Il me faut une éternité pour faire l’histoire d’un jour. On peut tout faire, excepté l’histoire de ce que l’on fait. Je ne peux pas conter une histoire, on ne voit jamais que le commencement de mes histoires premièrement parce que toute histoire n’est pas limitée, parce que toute histoire est tissue dans l’histoire infinie, deuxièmement parce que, dans leur système, toute histoire elle-même est finie. Il me faut une éternité pour faire l’histoire du moindre temps. Il me faut l’éternité pour faire l’histoire du moindre événement. Il me faut l’infini pour faire l’histoire du moindre fini. Voyez ce qui nous est arrivé aujourd’hui. Sous le nom de Clio nous n’avions pas assez de fiches pour établir même une pauvre petite thèse complémentaire. Nous n’avions, je pense, que deux fiches. Mais sous le nom de l’histoire nous allions à tant de fiches que par l’autre bout d’impossibilité il nous devenait impossible d’établir même peut-être une grosse
thèse. Permettez, dit-elle, que je vois ici encore un symbole, s’il est encore permis d’employer ce mot. Sous mon nom de Clio je n’ai jamais assez de fiches pour faire de l’histoire. Sous mon nom de l’ histoire je n’ai jamais assez peu de fiches pour faire de l’histoire. J’en ai toujours de trop. Quand il s’agit d’histoire ancienne, on ne peut pas faire d’histoire parce qu’on manque de références. Quand il s’agit d’histoire moderne on ne peut pas faire d’histoire parce qu’on regorge de références. Voilà où ils m’ont mis, avec leur méthode de l’épuisement indéfini du détail, et leur idée de faire un infini, à force de prendre un sac, et d’y bourrer de l’indéfini.

ça ne brille certes qu’un peu aujourd’hui En dessous, et nous serre à l’étroit le ciel. Hölderlin

Friedrich Hölderlin

LA PROMENADE À LA CAMPAGNE

à Landauer

Viens ! dans l’ouvert, ami ! ça ne brille certes qu’un peu aujourd’hui
En dessous, et nous serre à l’étroit le ciel.
Les monts ne sont pas découverts, ni les cimes
Des forêts, à notre souhait, et vide de chants l’air reste figé.
C’est couvert aujourd’hui, somnolent les allées et les ruelles, et presque
Me semblerait-il que c’est ainsi que dans l’âge de plomb.
Pourtant se réalise le souhait, les vrais croyants ne doutent pas pour une seule
Heure, et au plaisir demeure consacré le jour.
Car ce n’est pas peu que nous réjouit ce que nous avons gagné du ciel
Quand il se refuse et pourtant se donne aux enfants, pour finir.
Rien que pour un tel dire et aussi les démarches et les peines
Soit digne le gain et tout à fait vrai le délectable.
C’est pourquoi j’espère même que sera, si nous commençons
Le souhaitable, et notre langue d’abord déliée,
Et trouvé le mot, et le cœur est à découvert,
Et du front enivré de plus hautes pensées jaillissent,
Avec les nôtres du même coup commence la floraison du ciel,
Et au regard ouvert est ouvert le lumineux.

Car ce n’est pas au puissant mais à la vie qu’appartient
Ce que nous voulons, et qui semble convenable et joyeux du même coup.
Mais cependant viennent aussi des hirondelles porte-bonheur
Toujours quelques-unes encore, avant l’été, dans le pays.
À savoir là-haut consacrant d’un bon dire le sol
Où pour les invités la maison est bâtie par l’hôte avisé ;
Qu’ils goûtent et voient le plus beau, la plénitude du pays,
Qu’ainsi que le cœur le souhaite, ouvert, à la mesure de l’esprit
Festin et danse et chant et la joie de Stuttgart soient couronnés.
Pour ça souhaiterions-nous aujourd’hui gravir la colline.
Puisse un meilleur encore, la lumière de mai amicale aux hommes,
Parler là-dessus, éclairant par elle-même des hôtes malléables,
Ou, comme jadis, s’il plaît à d’autres, car ancienne est la coutume,
Et nous regardent si souvent en souriant de nous les dieux,
Puisse le charpentier, depuis la cime du toit, énoncer la sentence,
Nous, aussi bien qu’il se peut, avons fait notre part.

Mais ce lieu est beau, quand aux jours de fête du printemps
Se découvre la vallée, quand avec le Neckar ici-bas
Les pâturages verdoyant et la forêt et les arbres du rivage se balançant
Innombrables en floraison blanche ondulent dans l’air berceur,
Mais couvert de nuages légers sur les monts rougeoyants le vignoble
Va poindre et croître et tiédir sous l’arôme ensoleillé.

Traduction de Patrick Guillot

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Claude Simon discours Nobel littérature 1985

Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,

Sur les sentiments que peut éprouver un lauréat distingué par l’Académie Suédoise, l’un de mes « confrères Nobel », comme nous appelle le docteur André Lwoff dans une lettre qu’il a eu la gentillesse de m’adresser, s’est on ne peut mieux expliqué :

« La recherche étant un jeu, écrivait-il dans son remerciement, il importe peu, en théorie tout au moins, que l’on gagne ou que l’on perde. Mais les savants » (et je dirai aussi les écrivains), « les savants, donc, possèdent certains traits des enfants. Comme eux ils aiment gagner et comme eux ils aiment être récompensés »; à quoi André Lwoff ajoutait : « Au fond de lui-même, tout savant » (tout écrivain, dirai-je encore) « désire être reconnu ».

Et, si j’essaie d’analyser les composantes multiples de cette satisfaction par certains côtés puérile, je dirais que s’y mêle une certaine fierté qu’au-delà de ma personne l’attention se trouve ainsi attirée sur le pays qui pour le meilleur et pour le pire est le mien et où il n’est pas mauvais que l’on sache que, malgré ce pire, existe comme une obstinée protestation, dénigrée, moquée, parfois même hypocritement persécutée, une certaine vie de l’esprit, qui, en soi, sans autre but ni raison que d’être, fait encore de ce pays un des lieux où survivent, indifférentes à l’inertie ou parfois même à l’hostilité des divers pouvoirs, quelques-unes des valeurs les plus menacées d’aujourd’hui.

Je voudrais ensuite, en m’adressant aux membres de votre Académie, leur dire que, si je me tourne vers eux pour qu’ils sachent combien je suis sensible au choix qu’ils ont fait et les en remercier, ce n’est pas seulement pour sacrifier à un rite ou me soumettre à un simple usage de courtoisie.

Ce n’est pas par hasard en effet, me semble-t-il, si cette institution siège et délibère en Suède, et plus précisément à Stockholm, c’est-à-dire à peu près au centre géographique ou, si l’on préfère, au carrefour des quatre nations qui constituent cette Scandinavie si petite par le nombre de ses habitants mais, par sa culture, ses traditions, sa civilité, son appétit de savoir et ses lois, si grande qu’elle en vient à constituer en bordure du monde de fer et de violence où nous vivons comme une sorte d’îlot privilégié et exemplaire.

Ce n’est ainsi pas un hasard si les traductions en norvégien, en suédois et en danois de mon dernier ouvrage, Les Géorgiques, ont été les premières à paraître, et ce n’est pas encore par hasard si sur les rayons de la librairie-papeterie d’un petit hameau perdu au milieu des forêts et des lacs on pouvait déjà l’hiver dernier en trouver une autre traduction, cette fois en langue finnoise, tandis que (pour ne parler que de l’un des deux monstrueux géants qui nous écrasent de leur pesanteur), tandis qu’à l’annonce de l’attribution de ce dernier Nobel, le New York Times interrogeait en vain les critiques américains et que les médias de mon pays couraient fébrilement à la recherche de renseignements sur cet auteur pratiquement inconnu, la presse à grande diffusion publiant, à défaut d’analyses critiques de mes ouvrages, les nouvelles les plus fantaisistes sur mes activités d’écrivain ou ma vie — quand ce n’a pas été pour déplorer votre décision comme une catastrophe nationale pour la France.

Bien sûr, je ne suis ni assez présomptueux ni tout de même assez sot pour ne pas savoir que dans les domaines de l’art ou de la littérature tout choix est contestable et, dans une certaine mesure, arbitraire, et je suis le premier à penser qu’ici et là dans le monde et en France, tout aussi bien que moi et peut-être plus encore, plusieurs autres écrivains à l’égard desquels j’éprouve le plus grand respect eussent pu être désignés.

Si j’ai évoqué les étonnements parfois scandalisés dont la grande presse s’est fait l’écho (parfois même effrayés : un hebdomadaire français à grand tirage a posé la question de savoir si le K. G. B. soviétique n’avait pas noyauté votre Académie!), je ne voudrais pas que l’on puisse penser que je l’ai fait dans un esprit mesquin de moquerie ou de triomphe facile, mais parce que ces protestations, cette indignation, cet effroi même, ont été formulés dans des termes qui illustrent on ne peut mieux les problèmes qui dans le domaine de la littérature et de l’art opposent les forces conservatrices à ces autres que je n’appellerai pas « de progrès » (ce mot n’a, en art, aucun sens) mais de mouvement, mettant bien en lumière ce divorce de plus en plus prononcé et dont on a tant parlé entre l’art vivant et le grand public peureusement entretenu dans un état d’arriération par les puissances de tout ordre dont la plus grande terreur est celle du changement.

Laissons de côté les griefs qui m’ont été faits d’être un auteur « difficile », « ennuyeux », « illisible » ou « confus » en rappelant simplement que les mêmes reproches ont été formulés à l’égard de tout artiste dérangeant un tant soit peu les habitudes acquises et l’ordre établi, et admirons que les petits-enfants de ceux qui ne voyaient dans les peintures impressionnistes que d’informes (c’est-à-dire d’illisibles) barbouillages stationnent maintenant en interminables files d’attente pour aller « admirer » (?) dans les expositions ou les musées les œuvres de ces mêmes barbouilleurs.

Laissons aussi de côté l’insinuation selon laquelle certains agents d’une police politique pourraient siéger parmi vous et vous dicter votre choix, quoi-que, au passage, il ne soit pas sans intérêt de remarquer qu’aujourd’hui encore, dans certains milieux, l’Union soviétique reste le symbole de redoutables forces de déstabilisation auxquelles il est ma foi flatteur pour un simple écrivain de se voir associé, car enfin on a tellement, ici et là, dénoncé l’égoïste et vaine gratuité de ce que l’on appelle « l’art pour l’art » que ce n’est pas pour moi une mince récompense de voir mes écrits, qui n’avaient d’autre ambition que de se hisser à ce niveau, rangés parmi les instruments d’une action révolutionnaire et déstabilisatrice.

Ce qui me paraît plus intéressant de prendre en compte et mériter, je crois, qu’on s’y arrête, ce sont d’autres jugements formulés à l’encontre de mon œuvre qui, par leur nature et le vocabulaire dont ils usent, mettent en lumière non pas un malentendu qui pourrait exister entre les tenants d’une certaine tradition et ce que j’appellerai la littérature vivante, mais ce qui apparaît comme un véritable retournement (ou, si l’on préfère, inversion) de situation, car chacun des termes employés dans un sens péjoratif l’est, en fait, très judicieusement, avec cette différence qu’au contraire des intentions du critique il se trouve avoir à mes yeux une valeur positive.

Je reviendrai sur le reproche fait à mes romans de n’avoir « ni commencement ni fin », ce qui, en un sens, est tout à fait exact, mais tout de suite je me plais à retenir deux adjectifs considérés comme infamants, naturellement ou, pourrait-on dire, corollairement associés, et qui montrent bien d’emblée où se trouve le problème : ce sont ceux qui dénoncent dans mes ouvrages le produit d’un travail « laborieux », et donc forcément « artificiel ».

Le dictionnaire donne de ce dernier mot la définition suivante : « Fait avec art », et encore: « Qui est le produit de l’activité humaine et non celui de la nature », définition si pertinente que l’on pourrait s’en contenter si, paradoxalement, les connotations qui s’y rapportent, communément chargées d’un sens péjoratif, ne se révélaient à l’examen elles aussi des plus instructives — car si, comme l’ajoute le dictionnaire, « artificiel » se dit aussi de quelque chose de « factice, fabriqué, faux, imité, inventé, postiche », il vient tout de suite à l’esprit que l’art, invention par excellence, factice aussi (du latin facere, « faire ») et donc fabriqué (mot auquel il conviendrait de restituer toute sa noblesse), est par excellence imitation (ce qui postule bien évidemment le faux). Mais il serait encore nécessaire de préciser la nature de cette imitation, car l’art s’autogénère pour ainsi dire par imitation de lui-même : de même que ce n’est pas le désir de reproduire la nature qui fait le peintre mais la fascination du musée, de même c’est le désir d’écrire suscité par la fascination de la chose écrite qui fait l’écrivain, la nature se bornant pour sa part, comme le disait spirituellement Oscar Wilde, à « imiter l’art »…

Et c’est bien un langage d’artisans que, durant des siècles, avant, pendant et après la Renaissance, tiennent les plus grands écrivains ou musiciens, parfois traités comme des domestiques, œuvrant sur commande et parlant de leurs travaux (je pense à Jean-Sébastien Bach, à Nicolas Poussin …) comme d’ouvrages très laborieusement et très consciencieusement exécutés. Comment donc expliquer qu’aujourd’hui pour une certaine critique, les notions de labeur, de travail, soient tombées dans un tel discrédit que dire d’un écrivain qu’il éprouve de la difficulté à écrire leur semble le comble de la raillerie? Peut-être n’est-il pas mauvais de s’attarder sur ce problème, qui débouche sur des horizons beaucoup plus vastes que de simples mouvements d’humeur.

« Une valeur d’usage ou un article quelconque », écrit Marx dans le premier chapitre du Capital, « n’a une valeur quelconque qu’autant que le travail humain est matérialisé en lui. » Tel est en effet le départ laborieux de toute valeur. Quoique je ne sois ni philosophe ni sociologue, il me semble troublant de constater que c’est au cours du XIXe siècle, parallèlement au développment du machinisme et d’une féroce industrialisation, qu’on assiste, en même temps qu’à la montée d’une certaine mauvaise conscience, à la dévaluation de cette notion de travail (ce travail de transformation si mal rémunéré) : l’écrivain est alors dépossédé du bénéfice de ses efforts au profit de ce que certains ont appelé l’« inspiration » qui fait de lui un simple intermédiaire, le porte-parole dont se servirait on ne sait quelle puissance surnaturelle, de sorte qu’autrefois domestique appointé ou consciencieux artisan, l’écrivain voit maintenant sa personne tout simplement niée: il n’est tout au plus qu’un copiste, ou le traducteur d’un livre déjà écrit quelque part, une sorte de machine à décoder et à délivrer en clair des messages qui lui sont dictés depuis un mystérieux au-delà.

On voit la stratégie, à la fois élitiste et annihilante : honoré dans ce rôle de Pythie ivre ou d’oracle pour n’être précisément rien, l’écrivain appartient cependant à une caste d’élus au nombre desquels nul ne peut espérer être admis par son mérite ou son travail. Bien au contraire, celui-ci, comme autrefois pour les membres de la noblesse, est considéré comme infamant, dégradant. Le terme qui sera employé pour juger d’une œuvre sera tout naturellement un terme religieux, la « grâce », cette grâce que, chacun le sait, aucune vertu, aucune ascèse même ne permettent d’acquérir.

Dépositaire ou détenteur privilégié par l’effet de cette grâce d’un savoir (« Qu’avez-vous à dire ?» demandait Sartre — en d’autres termes : « Quel savoir possédez-vous ?»), dépositaire donc avant même d’écrire d’une connaissance refusée au commun des mortels, l’écrivain se voit assigner la mission de les en instruire, et le roman va tout naturellement prendre la forme imagée sous laquelle est délivré l’enseignement religieux, celle de la parabole, de la fable. Si la personne de l’écrivain est abolie (il doit « s’effacer » derrière ses personnages), son travail l’est aussi, ainsi que le produit de celui-ci, l’écriture elle-même: « Le meilleur des styles est celui qui ne se remarque pas », a-t-on coutume d’écrire, en rappelant la célèbre formule qui veut qu’un roman ne soit qu’ « un miroir promené le long d’un chemin »: une surface plane, unie, sans aspérités, sans rien d’autre, derrière une mince plaque de métal poli, que ces images virtuelles qu’il renvoie indifféremment les unes après les autres, objectivement — en d’autres termes: « le monde comme si je n’étais pas là pour le dire », selon la formule de Baudelaire définissant ainsi ironiquement le « réalisme ».

« En décernant le Nobel à Claude Simon, a-t-on voulu confirmer le bruit que le roman était définitivement mort ?», demande un critique. Il ne semble pas s’être encore aperçu que, si par « roman » il entend le modèle littéraire qui s’est épanoui au cours du XIXe siècle, celui-ci est en effet bien mort, en dépit du fait que dans les bibliothèques de gares ou ailleurs on continue, et on continuera encore longtemps, à vendre et à acheter par milliers d’aimables ou de terrifiants récits d’aventures à conclusions optimistes ou désespérées, et aux titres annonceurs de vérités révélées comme par exemple La condition humaine, L’espoir ou Les chemins de la liberté …

* * *

Ce qui me paraît plus intéressant, c’est de constater que, si au début de notre siècle ces deux géants que furent Proust et Joyce ont ouvert de tout autres voies, ils n’ont fait que sanctionner une lente évolution au cours de laquelle le roman dit réaliste s’est lui-même, lentement, donné la mort.

« J’essayais », a écrit Marcel Proust, « de trouver la beauté là où je ne m’étais jamais figuré qu’elle fût: dans les choses les plus usuelles, dans la vie profonde des natures mortes. » Et de son côté, dans un article publié à Leningrad en 1927 et intitulé « De l’évolution littéraire », l’essayiste russe Tynianov écrivait: « En gros, les description de la nature dans les romans anciens, que l’on serait tenté, du point de vue d’un certain système littéraire, de réduire à un rôle auxiliaire de soudure ou de ralentissement (et donc de rejeter presque), devraient, du point de vue d’un autre système littéraire, être considérés comme un élément principal, parce qu’il peut arriver que la fable ne soit que motivation, prétexte à accumuler des descriptions statiques ». Ce texte, qui à certains égards apparaît comme prophétique, appelle, me semble-t-il, en certain nombre de remarques.

Tout d’abord, notons que, selon le dictionnaire, la première acception du mot « fable » est la suivante: « Petit récit d’où l’on tire une moralité. » Une objection vient aussitôt à l’esprit : c’est qu’en fait le véritable processus de fabrication de la fable se déroule exactement à l’inverse de ce schéma et qu’au contraire c’est le récit qui est tiré de la moralité. Pour le fabuliste, il y a d’abord une moralité — « La raison du plus fort est toujours la meilleure », ou « Tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute » — et ensuite seulement l’histoire qu’il imagine a titre de démonstration imagée, pour illustrer la maxime, le précepte ou la thèse que l’auteur cherche par ce moyen à rendre plus frappants.

C’est cette tradition qui, en France, à travers les fabliaux du Moyen Age, les fabulistes et la comédie dite de mœurs ou de caractère du XVIIe siècle, puis le conte philosophique du XVIIIe, a abouti au roman prétendument « réaliste » du XIXe aspirant à une vertu didactique : « Vous et quelques belles âmes, belles comme la vôtre », écrivait Balzac, « comprendront ma pensée en lisant La maison Nucingen accolée à César Birotteau. Dans ce contraste, n’y a-t-il pas tout un enseignement social ?»

Hardiment novateur à son époque (ce qu’oublient ses epigones attardés qui, un siècle et demi plus tard, le proposent en exemple), soutenu par un certain « emportement de l’écriture » et une certaine démesure qui le haussaient au-delà de ses intentions, le roman balzacien a ensuite dégénéré pour donner naissance à des œuvres qui n’en ont retenu que l’esprit purement démonstratif.

Et bien sûr, dans une telle optique, toute description apparaît non seulement superflue mais, comme le souligne Tynianov, importune, puisqu’elle vient se greffer de façon parasitaire sur l’action, interrompt son cours, ne fait que retarder le moment où le lecteur va enfin découvrir le sens de l’histoire : « Lorsque dans un roman j’arrive à une description, je saute la page », disait Henri de Montherlant, et, dans le Second manifeste du surréalisme, André Breton (que tout pourtant opposait à Montherlant), déclarant qu’il mourait d’ennui à la description de la chambre de Raskolnikov, s’exclamait avec fureur: « De quel droit l’auteur nous refile-t-il ses cartes postales ?» …

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Types sociaux ou psychiques « en situation », simplifiés jusqu’à la caricature (du moins dans une certaine tradition française: « Harpagon n’est qu’avare », remarquait Strindberg dans sa préface à Mademoiselle Julie. « Il aurait en même temps pu être un excellent édile, un excellent père de famille ou tout autre chose; non, il n’est qu’avare !»), les personnages du roman traditionnel sont entraînés dans une suite d’aventures, de réactions en chaîne se succédant par un prétendu implacable mécanisme de causes et d’effets qui peu à peu les conduit à ce dénouement qu’on a appelé le « couronnement logique du roman », démontrant le bien-fondé de la thèse soutenue par l’auteur et exprimant ce que son lecteur doit penser des hommes, des femmes, de la société ou de l’Histoire …

L’ennui, c’est que ces événements soi-disant déterminés et déterminants ne dépendent que du bon vouloir de celui qui les raconte et au gré duquel tels ou tels personnages se rencontrent (ou se manquent), s’aiment (ou se détestent), meurent (ou survivent), et que si ces événements sont bien entendu possibles, ils pourraient tout aussi bien ne pas se produire. Comme le souligne Conrad dans sa préface au Nègre du Narcisse, l’auteur fait appel à notre seule crédulité, car, pour ce qui concerne la « logique » des caractères comme celle des situations, on pourrait en discuter sans fin: tandis qu’Henri Martineau, éminent stendhalien, nous assure que Julien Sorel est prédestiné dès le début du roman Le rouge et le noir à tirer le fatal coup de pistolet sur Madame de Rénal, Emile Faguet, lui, trouve ce dénouement « plus faux qu’il n’est permis »…

Sans doute est-ce là l’une des raisons du phénomène paradoxal qui fait que, dans le même temps qu’il naît, le roman réaliste commence déjà à travailler à sa propre destruction. Tout semble en effet se passer comme si, prenant conscience de la faitblesse du procédé auquel ils ont recours pour faire passer leur message didactique (procédé reposant tout entier sur un principe de causalité), ces auteurs avaient confusément ressenti le besoin, pour rendre leurs fables plus convaincantes, de leur donner une épaisseur matérielle. Jusque-là, dans le roman ou le conte philosophique, que ce soit La princesse de Clèves, Candide, Les liaisons dangereuses, ou même La nouvelle Héloïse écrite par cet amoureux de la nature qu’était Rousseau, la description est pour ainsi dire inexistante et n’apparaît que sous forme d’invariables stéréotypes: toutes les jolies femmes y ont invariablement un teint « de lys et de rosé », elles sont « faites au tour », les vieilles sont « hideuses », les ombrages « frais », les déserts « affreux », et ainsi de suite … Avec Balzac (et c’est là peut-être que réside son génie), on voit apparaître de longues et minutieuses descriptions de lieux ou de personnages, descriptions qui au cours du siècle se feront non seulement de plus en plus nombreuses mais, au lieu d’être confinées au commencement du récit ou à l’apparition des personnages, vont se fractionner, se mêler à doses plus ou moins massives au récit de l’action, au point qu’à la fin elles vont jouer le rôle d’une sorte de cheval de Troie et expulser tout simplement la fable à laquelle elles étaient censées donner corps: si la fin tragique de Julien Sorel sur l’écha-faud, celle d’Emma Bovary empoisonnée à l’arsenic ou celle d’Anna Karénine se jetant sous un train peuvent apparaître comme le couronnement logique de leurs aventures et en faire ressortir une morale, aucune, en revanche, ne peut être tirée de celle d’Albertine que Proust fait disparaître (on pourrait être tenté de dire: « dont il se débarrasse ») par un banal accident de cheval …

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Il y aurait, me semble-t-il, un intéressant parallèle à tracer entre l’évolution qui s’est produite dans le roman au cours du XIXe siècle et celle de la peinture, commencée beaucoup plus tôt: « La fin (le but) de l’art chrétien », écrit Ernest Gombrich, « consiste à donner au personnage sacré et surtout à l’Histoire sainte une place convaincante et émouvante aux yeux du spectateur ». Conçu au départ, chez les Byzantins, comme un instrument d’édification et employé à des fins didactiques, « l’événement y est raconté à l’aide de hiéroglyphes clairs et simples qui le feront comprendre plutôt que voir ». Un arbre, une montagne, un ruisseau, des rochers sont indiqués par des « signes » pictographiques. « Cependant, peu à peu, une exigence nouvelle se fait sentir, qui est celle de faire en sorte que le spectateur devienne pour ainsi dire le témoin de l’événement (…) qui est censé être l’object de sa méditation », et on assiste ainsi progressivement à l’avènement du naturalisme, dont Giotto est l’un des premiers artisans, l’évolution poursuivant son cours jusqu’à ce que nous dise Gombrich, « le paysage naturaliste des arrière-plans, conçu jusque-là selon les conceptions de l’art médiéval illustrant des proverbes et inculquant des leçons morales, ce paysage qui remplissait les endroits dépourvus de personnages et d’actions (…), dévore pour ainsi dire au XVIe siècle les premiers plans, jusqu’à ce que le but soit atteint avec des spécialistes comme Joachim Patinir, si bien que ce que le peintre crée tire sa pertinence, non plus de quelque association avec un sujet important, mais du fait qu’il reflète, comme la musique, l’harmonie même de l’univers. ».

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Ainsi, à la suite d’une lente évolution, la fonction du peintre s’est trouvée en quelque sort inversée et le savoir ou, si l’on préfère, le sens, est passé d’un côté à l’autre de son action, la précédant dans un premier temps, la suscitant, pour, à la fin, résulter de cette action elle-même, qui va non plus exprimer du sens mais en produire.

Et de même en a-t-il été de la littérature, si bien qu’il semble aujord’hui légitime de revendiquer pour le roman (ou d’exiger de lui) une crédibilité, plus fiable que celle, toujours discutable, qu’on peut attribuer à une fiction, une crédibilité qui soit conférée au texte par la pertinence des rapports entre ses éléments, dont l’ordonnance, la succession et l’agencement ne relèveront plus d’une causalité extérieure au fait littéraire, comme la causalité d’ordre psychosocial qui est la règle dans le roman traditionnel dit réaliste, mais d’une causalité intérieure, en ce sens que tel événement, décrit et non plus rapporté suivra ou précédera tel autre en raison de leurs seules qualités propres.

Si je ne peux accorder crédit à ce deus ex machina qui fait trop opportunément se rencontrer ou se manquer les personnages d’un récit, en revanche il m’apparaît tout à fait crédible, parce que dans l’ordre sensible des choses, que Proust soit soudain transporté de la cour de l’hôtel des Guermantes sur le parvis de Saint-Marc à Venise par la sensation de deux pavés inégaux sous son pied, crédible aussi que Molly Bloom soit entarînée dans des rêveries erotiques par l’évocation des fruits juteux qu’elle se propose d’acheter le lendemain au marché, crédible encore que le malheureux Benjy de Faulkner hurle de souffrance lorsqu’il entend les joueurs de golf crier le mot « caddie », et tout cela parce qu’entre ces choses, ces réminiscences, ces sensations, existe une évidente communauté de qualités, autrement dit une certaine harmonie qui, dans ces exemples, est le fait d’associations, d’assonances, mais peut aussi résulter, comme en peinture ou en musique, de contrastes, d’oppositions ou de dissonances.

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Et dès lors on commence à entrevoir une réponse aux fameuses questions: « Pourquoi écrivez-vous? Qu’avez-vous à dire? »

« Si (…) l’on m’interroge», écrivait Paul Valéry, « si l’on s’inquiète (comme il arrive, et parfois assez vivement) de ce que j’ai voulu dire (…), je réponds que je n’ai pas voulu dire mais voulu faire et que c’est cette intention de faire qui a voulu ce que j’ai dit. » Réponse dont je pourrais reprendre les termes point par point: si l’éventail des motivations de l’écrivain est largement ouvert, le besoin d’être reconnu dont parle André Lwoff n’est peut-être pas la plus futile, car elle nécessite d’abord d’être reconnu par soi-même, ce qui implique un « faire » (je fais — je produis —, donc je suis), qu’il s’agisse de construire un pont, un navire, de « faire » venir une récolte ou de composer un quatuor. Et, si l’on se cantonne au domaine de l’écriture, faut-il rappeler que « faire » se dit en grec Text in Greek, qui est à l’orgine du mol poème, sur la nature duquel il faudrait encore s’interroger peut-être, car, si l’on s’accorde à concéder quelque liberté à ce qu’il est convenu d’appeler en langage populaire le poète, au nom de quoi le prosateur se la verrait-il refuser, et assigner au contraire la seule mission de conteur d’apologues, au mépris de toute autre considération sur la nature de ce langage dont il est censé se servir comme d’un simple véhicule? N’est-ce pas là oublier que, comme l’a dit Mallarmé, « chaque fois qu’il y a effort au style, il y a versification », oublier la question que pose Flaubert dans une lettre à George Sand: « Comment se fait-il qu’il y ait un rapport nécessaire entre le mot juste et le mot musical ?»

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Je suis maintenant un vieil homme, et, comme beaucoup d’habitants de notre vieille Europe, la première partie de ma vie a été assez mouvementée: j’ai été témoin d’une révolution, j’ai fait la guerre dans des conditions particulièrement meurtrières (j’appartenais à l’un de ces régiments que les états-majors sacrifient froidement à l’avance et dont, en huit jours, il n’est pratiquement rien resté), j’ai été fait prisonnier, j’ai connu la faim, le travail physique jusqu’à l’épuisement, je me suis évadé, j’ai été gravement malade, plusieurs fois au bord de la mort, violente ou naturelle, j’ai côtoyé les gens les plus divers, aussi bien des prêtres que des incendiaires d’églises, de paisibles bourgeois que des anarchistes, des philosophes que des illettrés, j’ai partagé mon pain avec des truands, enfin j’ai voyagé un peu partout dans le monde … et cependent, je n’ai jamais encore, à soixante-douze ans, découvert aucun sens à tout cela, si ce n’est comme l’a dit, je crois, Barthes après Shakespeare, que « si le monde signifie quelque chose, c’est qu’il ne signifie rien » — sauf qu’il est.

Comme on voit, je n’ai rien à dire, au sens sartrien de cette expression. D’ailleurs, si m’avait été révélée quelque vérité importante dans l’ordre du social, de l’histoire ou du sacré, il m’eût semblé pour le moins burlesque d’avoir recours pour l’exposer à une fiction inventée au lieu d’un traité raisonné de philosophie, de sociologie ou de théologie.

Que « faire », donc, pour reprendre le mot de Valéry qui, immédiatement, amène à la question suivante: faire avec quoi?

Eh bien, lorsque je me trouve devant ma page blanche, je suis confronté à deux choses: d’une part le trouble magma d’émotions, de souvenirs, d’images qui se trouve en moi, d’autre part la langue, les mots que je vais chercher pour le dire, la syntaxe par laquelle ils vont être ordonnés et au sein de laquelle ils vont en quelque sorte se cristalliser.

Et, tout de suite, un premier constat: c’est que l’on n’écrit (ou ne décrit) jamais quelque chose qui s’est passé avant le travail d’écrire, mais bien ce qui se produit (et cela dans tous les sens du terme) au cours de ce travail, au présent de celui-ci, et résulte, non pas du conflit entre le très vague projet initial et la langue, mais au contraire d’une symbiose entre les deux qui fait, du moins chez moi, que le résultat est infiniment plus riche que l’intention.

Ce phénomène du présent de l’écriture, Stendhal, en fait l’expérience lorsqu’il entreprend, dans La vie d’Henry Brulard, de raconter son passage du col du Grand-Saint-Bernard avec l’armée d’Italie. Alors qu’il s’efforce d’en faire le récit le plus véridique, dit-il, il se rend soudain compte qu’il est peut-être en train de décrire une gravure représentant cet événement, gravure qu’il a vue depuis et qui, écrit-il, « a pris (en lui) la place de la réalité ». S’il avait poussé plus loin sa réflexion, il se serait rendu compte — car il est facile d’imaginer le nombre de choses représentées sur cette gravure: canons, chariots, soldats, chevaux, glaciers, rochers, etc., dont la seule énumération aurait rempli plusieurs pages, alors que le récit de Stendhal en occupe tout juste une —, il se serait rendu compte, donc, qu’il ne décrivait même pas cette gravure mais une image qui se formait alors en lui et qui prenait encore la place de la gravure qu’il se figurait décrire.

Plus ou moins consciemment, par suite des imperfections de sa perception puis de sa mémoire, l’écrivain sélectionne subjectivement, choisit, élimine, mais aussi valorise entre cent ou mille quelques éléments d’un spectacle: nous sommes fort loin du miroir impartial promené le long d’un chemin auquel prétendait ce même Stendhal …

Et s’il s’est produit une cassure, un changement radical dans l’histoire de l’art, c’est lorsque des peintres, bientôt suivis par des écrivains, ont cessé de prétendre représenter le monde visible mais seulement les impressions qu’ils en recevaient.

« Un homme en bonne santé », écrit Tolstoï, « pense couramment, sent et se remémore un nombre incalculable de choses à la fois. » Cette remarque est à rapprocher de ces phrases de Flaubert, à propos d’Emma Bovary: « Tout ce qu’il y avait en elle de réminiscences, d’images, de combinaisons s’échappait à la fois, d’un seul coup, comme les mille pièces d’un feu d’artifice. Elle aperçut nettement et par tableaux détachés son père, Léon, le cabinet de Lheureux, leur chambre là-bas, un autre paysage, des figures inconnues. »

Si Flaubert parle ainsi d’une femme malade, en proie à une sorte de délire, Tolstoï, lui, va plus loin et généralise quand il dit: « un homme en bonne santé ». Ils sont d’accord pour constater que toutes ces réminiscences, toutes ces émotions et toutes ces pensées se présentent à la fois, d’un seul coup, mais Flaubert précise pour sa part qu’il s’agit là de « tableaux détachés » en d’autres termes de fragments, et que l’aspect sous lequel ils se présentent à nous est celui de « combinaisons ». On voit désormais par où pèche la timide proposition de Tynianov qui, s’il jugeait dépassé le roman de type traditionnel, ne parvenait à concevoir pour l’avenir qu’un roman où la fable serait seulement le prétexte à une « accumulation » de descriptions « statiques ».

Car c’est bien la que réside l’un des paradoxes de l’écriture: la description de ce que l’on pourrait appeler un « paysage intérieur » apparemment statique, et dont la principale caractéristique est que rien n’y est proche ni lointain, se révèle être elle-même non pas statique mais au contraire dynamique: forcé par la configuration linéaire de la langue d’énumérer les unes après les autres les composantes de ce paysage (ce qui déjà procéder à un choix préférentiel, à une valorisation subjective de certaines d’entre elles par rapport aux autres), l’écrivain, dès qu’il commence à tracer un mot sur papier, touche aussitôt à un prodigieux ensemble, ce prodigieux réseau de rapports établis dans et par cette langue qui, comme on l’a dit, « parle déjà avant nous » au moyen de ce que l’on appelle ses « figures », autrement dit les tropes, les métonymies et les métaphores dont aucune n’est l’effet du hasard mais tout au contraire partie constitutive de la connaissance du monde et des choses peu à peu acquises par l’homme.

Et si, suivant Chlovski, on s’accorde à définir le « fait littéraire » comme « le transfert d’un objet de sa perception habituelle dans la sphère d’une nouvelle perception », comment l’écrivain chercherait-il à déceler les mécanismes qui font s’associer en lui ce « nombre incalculable » de « tableaux » apparemment « détachés » qui le constitue en tant qu’être sensible, sinon dans cette langue qui le constitue en tant qu’être pensant et parlant et au sein de laquelle, dans sa sagesse et sa logique, nous sont déjà proposés d’innombrables transferts ou transports de sens? Les mots, selon Lacan, ne sont pas seulement « signes » mais nœuds de significations ou encore, comme je l’ai écrit dans ma courte préface à Orion aveugle, carrefours de sens, de sorte que déjà par son seul vocabulaire la langue offre la possibilité de « combinaisons » en « nombre incalculable », grâce à quoi cette « aventure d’un récit » dans laquelle s’engage à ses risques et périls l’écrivain paraît finalement plus fiable que ces récits plus ou moins arbitraires que nous propose le roman naturaliste avec une assurance d’autant plus impérieuse qu’il sait la fragilité et la très discutable valeur de ses moyens.

Non plus démontrer, donc, mais montrer, non plus reproduire mais produire, non plus exprimer mais découvrir. De même que la peinture, le roman ne se propose plus de tirer sa pertinence de quelque association avec un sujet important, mais du fait qu’il s’efforce de refléter, comme la musique, une certaine harmonie. Posant la question: « Qu’est-ce que le ‘réalisme’?», Roman Jakobson observe que l’on a coutume déjuger du réalisme d’un roman non pas en se référant à la « réalité » elle-même (un même objet a mille aspects) mais à un genre littéraire qui s’est développé au siècle dernier. C’est oublier que les personnages de ces récits n’ont d’autre réalité que celle de l’écriture qui les instaure: comment donc cette écriture pourrait-elle « s’effacer » derrière un récit et des événements qui n’existent que par elle? En fait, de même que la peinture lorsqu’elle prenait pour prétexte telle scène biblique, mythologique ou historique (qui peut sérieusement croire à la « réalité » de telle Crucifixion, de telle Suzanne au bain ou de tel Enlèvement des Sabines?), ce que l’écriture nous raconte, même chez le plus naturaliste des romanciers, c’est sa propre aventure et ses propres sortilèges. Si cette aventure est nulle, si ces sortilèges ne jouent pas, alors un roman, quelles que puissent être, par ailleurs, ses prétentions didactiques ou morales, est nul lui aussi.

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On parle volontiers ici et là, et avec autorité, de la fonction et des devoirs de l’écrivain. On a même pu déclarer, il y a quelques années, non sans démagogie, par une formule qui porte en elle-même sa propre contradiction, que, « en face de la mort d’un petit enfant au Biafra, aucun livre ne fait le poids ». Si justement, à la différence de celle d’un petit singe, cette mort est un unsupportable scandale, c’est parce que cet enfant est un petit d’homme c’est-à-dire un être doué d’un esprit, d’une conscience, même embryonnaire, susceptible plus tard, s’il survivait, de penser et de parler de sa souffrance, de lire celle des autres, d’en être à son tour ému et, avec un peu de chance, de l’écrire.

A la fin du siècle des Lumières et avant que ne se forge le mythe du « réalisme », Novalis énonçait avec une étonnante lucidité cet apparent paradoxe qu’« il en va du langage comme des formules mathématiques: elles constituent un monde en soi, pour elles seules; elles jouent entre elles exclusivement, n’expriment rien sinon leur propre nature merveilleuse, ce qui justement fait qu’elles sont si expressives que justement en elles se reflète le jeu étrange des rapports entre les choses ».

C’est à la recherche de ce jeu que l’on pourrait peut-être concevoir un engagement de l’écriture qui, chaque fois qu’elle change un tant soit peu le rapport que par son langage l’homme entretient avec le monde, contribue dans sa modeste mesure à changer celui-ci. Le chemin suivi sera alors, on s’en doute, bien différent de celui du romancier qui, à partir d’un « commencement », arrive à une « fin ». Cet autre, frayé à grand-peine par un explorateur dans une contrée inconnue (s’égarant, revenant, sur ses pas, guidé, — ou trompé — par la ressemblance de certains lieux pourtant différents ou, au contraire, les différents aspects du même lieu), cet autre se recoupe fréquemment, repasse par des carrefours déjà traversés, et il peut même arriver (c’est le plus logique) qu’à la fin de cette investigation dans le présent des images et des émotions dont aucune n’est plus loin ni plus près que l’autre (car les mots possèdent ce prodigieux pouvoir de rapprocher et de confronter ce qui, sans eux, resterait épars dans le temps des horloges et l’espace mesurable), il peut arriver que l’on soit ramené à la base de départ, seulement plus riche d’avoir indiqué quelques directions, jeté quelques passerelles pour être peut-être parvenu, par l’approfondissement acharné du particulier et sans prétendre avoir tout dit, à ce « fonds commun » où chacun pourra reconnaître un peu — ou beaucoup — de lui-même.

Aussi ne peut-il y avoir d’autre terme que l’épuisement du voyageur explorant ce paysage inépuisable, contemplant la carte approximative qu’il en a dressée et à demi rassuré seulement d’avoir obéi de son mieux dans sa marche à certains élans, certaines pulsions. Rien n’est sûr ni n’offre d’autres garanties que celles dont Flaubert parle après Novalis: une harmonie, une musique. A sa recherche, l’écrivain progresse laborieusement, tâtonne en aveugle, s’engage dans des impasses, s’embourbe, repart — et, si l’on veut à tout prix tirer un enseignement de sa démarche, on dira que nous avançons toujours sur des sables mouvants.

Merci de votre attention.

From Les Prix Nobel. The Nobel Prizes 1985, Editor Wilhelm Odelberg, [Nobel Foundation], Stockholm, 1986

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MLA style: « Claude Simon – Nobel Lecture ». Nobelprize.org. Nobel Media AB 2014. Web. 8 Dec 2014.
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Saint-John Perse ( alexis léger) discours Nobel 1960

Your Majesties, Your Royal Highnesses, Your Excellencies, Ladies and Gentlemen.

J’ai accepté pour la poésie l’hommage qui lui est ici rendu, et que j’ai hâte de lui restituer.

La poésie, sans vous, ne serait pas souvent à l’honneur. C’est que la dissociation semble s’accroître entre l’œuvre poétique et l’activité d’une société soumise aux servitudes matérielles. Ecart accepté, non recherché par le poète, et qui serait le même pour le savant sans les applications pratiques de la science.

Mais du savant comme du poète, c’est la pensée désintéressée que l’on entend honorer ici. Qu’ici du moins ils ne soient plus considérés comme des frères ennemis. Car l’interrogation est la même qu’ils tiennent sur un même abîme, et seuls leurs modes d’investigation différent.

Quand on mesure le drame de la science moderne découvrant jusque dans l’absolu mathématique ses limites rationnelles; quand on voit, en physique, deux grandes doctrines maîtresses poser, l’une un principe général de relativité, l’autre un principe quantique d’incertitude et d’indéterminisme qui limiterait à jamais l’exactitude même des mesures physique; quand on a entendu le plus grand novateur scientifique de ce siècle, initiateur de la cosmologie moderne et répondant de la plus vaste synthèse intellectuelle en termes d’équations, in­voquer l’intuition au secours de la raison et proclamer que «l’imagination est le vrai terrain de germination scientifique», allant même jusqu’à réclamer pour le savant le bénéfice d’une véritable «vision artistique» – n’est on pas en droit de tenir l’instrument poétique pour aussi légitime que l’instrument logique?

Au vrai, toute création de l’esprit est d’abord «poétique» au sens propre du mot; et dans l’équivalence des formes sensibles et spirituelles, une même fonction s’exerce, initialement, pour l’entreprise du savant et pour celle du poète. De la pensée discursive ou de l’ellipse poétique, qui va plus loin et de plus loin? Et de cette nuit originelle où tâtonnent deux aveugles-nés, l’un équipé de l’outillage scientifique, l’autre assisté des seules fulgurations de l’intuition, qui donc plus tôt remonte, et plus chargé de brève phosphorescence. La réponse n’importe. Le mystère est commun. Et la grande aventure de l’esprit poétique ne le cède en rien aux ouvertures dramatiques de la science moderne. Des astronomes ont pu s’affoler d’une théorie de l’univers en expansion; il n’est pas moins d’expansion dans l’infini moral de l’homme – cet univers. Aussi loin que la science recule ses frontières, et sur tout l’arc étendu de ces frontières, on entendra courir encore la meute chasseresse du poète. Car si la poésie n’est pas, comme on l’a dit, «le réel absolu», elle en est bien la plus proche convoitise et la plus proche appréhension, à cette limite extrême de complicité où le réel dans le poème semble s’informer lui-même. Par la pensée analogique et symbolique, par l’illumination lointaine de l’image médiatrice, et par le jeu de ses correspondances, sur mille chaînes de réactions et d’associations étrangères, par la grâce enfin d’un langage où se transmet le mouvement même de l’Etre, le poète s’investit d’une surréalité qui ne peut être celle de la science. Est-il chez l’homme plus saisissante dialectique et qui de l’homme engage plus? Lorsque les philosophes eux-mêmes désertent le seuil métaphysique, il advient au poète de relever là le métaphysicien; et c’est la poésie, alors, non la philosophie, qui se révèle la vraie «fille de l’étonnement», selon l’expression du philosophe antique à qui elle fut le plus suspecte.

Mais plus que mode de connaissance, la poésie est d’abord mode de vie – et de vie intégrale. Le poète existait dans l’homme des cavernes, il existera dans l’homme des âges atomiques parce qu’il est part irréductible de l’homme. De l’exigence poétique, exigence spirituelle, sont nées les religions elles-mêmes, et par la grâce poétique, l’étincelle du divin vit à jamais dans le silex humain. Quand les mythologies s’effondrent, c’est dans la poésie que trouve refuge le divin; peut-être même son relais. Et jusque dans l’ordre social et l’immédiat humain, quand les Porteuses de pain de l’antique cortège cèdent le pas aux Porteuses de flambeaux, c’est à l’imagination poétique que s’allume encore la haute passion des peuples en quête de clarté.

Fierté de l’homme en marche sous sa charge d’éternité ! Fierté de l’homme en marche sous son fardeau d’humanité, quand pour lui s’ouvre un humanisme nouveau, d’universalité réelle et d’intégralité psychique … Fidèle à son office, qui est l’approfondissement même du mystère de l’homme, la poésie moderne s’engage dans une entreprise dont la poursuite intéresse la pleine intégration de l’homme. Il n’est rien de pythique dans une telle poésie. Rien non plus de purement esthétique. Elle n’est point art d’embaumeur ni de décorateur. Elle n’élève point des perles de culture, ne trafique point de simulacres ni d’emblèmes, et d’aucune fête musicale elle ne saurait se contenter. Elle s’allie, dans ses voies, la Beauté, suprême alliance, mais n’en fait point sa fin ni sa seule pâture. Se refusant à dissocier l’art de la vie, ni de l’amour la connaissance, elle est action, elle est passion, elle est puissance, et novation toujours qui déplace les bornes. L’amour est son foyer, l’insoumission sa loi, et son lieu est partout, dans l’anticipation. Elle ne se veut jamais absence ni refus. Elle n’attend rien pourtant des avantages du siècle. Attachée à son propre destin, et libre de toute idéologie, elle se connaît égale à la vie même, qui n’a d’elle-même à justifier. Et c’est d’une même étreinte, comme une seule grande strophe vivante, qu’elle embrasse au présent tout le passé et l’avenir, l’humain avec le surhumain, et tout l’espace planétaire avec l’espace universel. L’obscurité qu’on lui reproche ne tient pas à sa nature propre, qui est d’éclairer, mais à la nuit même qu’elle explore; celle de l’âme elle-même et du mystère où baigne l’être humain. Son expression toujours s’est interdit l’obscur, et cette expression n’est pas moins exigeante que celle de la science.

Ainsi, par son adhésion totale à ce qui est, le poète tient pour nous liaison avec la permanence et l’unité de l’Être. Et sa leçon est d’optimisme. Une même loi d’harmonie régit pour lui le monde entier des choses. Rien n’y peut advenir qui par nature excède la mesure de l’homme. Les pires bouleversements de l’histoire ne sont que rythmes saisonniers dans un plus vaste cycle d’enchaînements et de renouvellements. Et les Furies qui traversent la scène, torche haute, n’éclairent qu’un instant du très long thème en cours. Les civilisations mûrissantes ne meurent point des affres d’un automne, elles ne font que muer. L’inertie seule est menaçante. Poète est celui-là qui rompt pour nous l’accoutumance. Et c’est ainsi que le poète se trouve aussi lié, malgré lui, à l’événement historique. Et rien du drame de son temps ne lui est étranger. Qu’ à tous il dise clairement le goût de vivre ce temps fort! Car l’heure est grande et neuve, où se saisir à neuf. Et à qui donc céderions-nous l’honneur de notre temps? …

«Ne crains pas», dit l’Histoire, levant un jour son masque de violence – et de sa main levée elle fait ce geste conciliant de la Divinité asiatique au plus fort de sa danse destructrice. «Ne crains pas, ni ne doute – car le doute est stérile et la crainte est servile. Ecoute plutôt ce battement rythmique que ma main haute imprime, novatrice, à la grande phrase humaine en voie toujours de création. Il n’est pas vrai que la vie puisse se renier elle-même. Il n’est rien de vivant qui de néant procède, ni de néant s’éprenne. Mais rien non plus ne garde forme ni mesure, sous l’incessant afflux de l’Etre. La tragédie n’est pas dans la métamorphose elle-même. Le vrai drame du siècle est dans l’écart qu’on laisse croître entre l’homme temporel et l’homme intemporel. L’homme éclairé sur un versant va-t-il s’obscurcir sur l’autre. Et sa maturation forcée, dans une communauté sans communion, ne sera-t-elle que fausse maturité? …»

Au poète indivis d’attester parmi nous la double vocation de l’homme. Et c’est hausser devant l’esprit un miroir plus sensible à ses chances spirituelles. C’est évoquer dans le siècle même une condition humaine plus digne de l’homme originel. C’est associer enfin plus largement l’âme collective à la circulation de l’énergie spirituelle dans le monde … Face à l’énergie nucléaire, la lampe d’argile du poète suffira-t-elle à son propos? Oui, si d’argile se souvient l’homme.

Et c’est assez, pour le poète, d’être la mauvaise conscience de son temps.

From Les Prix Nobel en 1960, Editor Göran Liljestrand, [Nobel Foundation], Stockholm, 1961

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échec et mat : (une recension de moins) Le duel, Arnaldur Indridason #lacauselit

Le duel, Arnaldur Indridason

La Une Livres, Les Livres, Critiques, Polars, Pays nordiques, Métailié
la cause litteraire

Le Duel, traduit de l’Islandais par Eric Boury, février 2014, 310 pages, 19,50 €
Ecrivain(s): Arnaldur Indridason Edition: Métailié

Cette livraison du désormais imposant Arnaldur fournira encore au lecteur mille et une surprises. Au reste, que l’Islandais nous surprenne n’est même plus une surprise. Indridason démontre ici non seulement sa maîtrise mais aussi et surtout son souffle.
Ce souffle qui manqua cruellement à la jeune tuberculeuse Marion Briem (la future « Chef » d’Erlendur…) soignée à l’ancienne dans un sanatorium danois bien avant que la moderne biochimie dirimante ne relègue au musée des horreurs ces tortures d’un âge pourtant proche.
Ce souffle retrouvé – à quel prix – par la jeune archiviste Marion Briem à la mémoire d’éléphant plongée enfin sur le terrain.
Ce souffle historique qui illumina Reykjavik en 1972 et suspendit le monde entier accroché aux caprices de Bobby Fischer et au marbre poli de Boris Spassky ; ce souffle de guerre très froide entre les blocs de l’Ouest et de l’Est.
Ce vent Paraclet, ce vent de consolation car l’enquête et la recherche apportent un soulagement : comprendre ce qui s’est passé est bien le moins mauvais des remèdes.
Que s’est-il donc passé ? Un trop jeune Islandais (tombé sur la tête, enfant) gentil comme tout avait pour rituel innocent d’enregistrer le son des films des salles obscures de Reyljavik… Deux coups de couteau professionnels et glacés ont stoppé net ses habitudes candides et son destin. Le cœur de Marion saigne en silence, ce cœur qui a sauvé ses poumons de la tuberculose, ce cœur qui bat encore pour l’amour de sa vie, amour intermittent à la cicatrice affreuse et toujours érotique.
Il faut du cœur et du souffle pour remonter les indices, creuser les signes, éviter les fausses pistes, traverser les rumeurs et ne croire que sa mémoire et sa logique inébranlable.
Les récurrences restent fragiles : le magnéto-cassette du jeune homme disparu, une bouteille de rhum vide, un clochard alcoolique, un paquet de cigarettes soviétiques (beaucoup de papier, peu de tabac), un couple illégitime plus concentré à bécoter qu’à reluquer le film, une Ford Cortina bleue, un cartable taché de sang, une hôtesse au sol déchirée en deux pilotes de lignes qui ne se croisent jamais, des fuites dans la presse qui font douter des collègues flics, des bribes de langue américaine (skiouzmi), une figure tutélaire étrange du nom d’Athanasius (l’immortel)…

Bref, avec si peu d’éléments aussi disparates, Arnaldur (et son traducteur désormais complice, Eric Boury) remonte sur fond historique du plus grand tournoi d’échecs de l’histoire (après, les computeurs numériques ont changé la donne analogique) les rouages d’une saga mi-islandaise, mi-dostoïevskienne, opère le tri des parties infimes et intimes de témoignages approximatifs pour démontrer que le seul coupable, au bout du compte (hormis le coupable humain, trop humain, même si froidement machinique) est bien évidement la seule Paranoïa :

Il est plus facile de croire en Dieu
quand on sait qu’il n’existe pas.

On comprend mieux pourquoi la formule est répétée dans et hors texte.

Didier Bazy

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