Saint Semmelweis au Panthéon.
Il est des héros. Certains touchent la célébrité, parfois la gloire. Tout le monde connaît Pasteur. Il est des géants anonymes – ou quasi tels – qui, par leurs actions, et une idée est une action, sauvèrent des millions de vie. Les injustices sont de ce monde. Au nom de l’eugénisme (et pas seulement), un système a liquidé des millions de vies. Avec une idée, une réforme pratique : se laver les mains à l’hôpital, Semmelweis invente le principe de précaution pratique. Etrange actualité à l’heure de la médiatisation de masse des maladies nosocomiales.
La Sainte-Famille a été brossée par saint Marx. Engageons-nous. Pour être clair : sa lecture, ou sa relecture, est un nectar des dieux lucides de la matière vivante. Les saints prénoms rythment le calendrier chrétien de nos existences occidentales. Mon propos n’est pas ici une nostalgie frustrée du calendrier révolutionnaire – quoique !
Sans saint Semmelweis, il y a des milliards de chances que je n’eusse oncques vu le jour – ni vous non plus.
Ignaz Philip Semmelweis naît à Buda en Hongrie le 18 juillet 1818. Son père est épicier : sans doute se lavait-il les mains pour vendre ses légumes ; n’ignorons pas les marchands. Ignaz Philip entame des études de droit à Vienne, puis de médecine. En 1840, les carabins ne fréquentent pas les hôpitaux et étudient l’anatomie dans les livres. En 1844, Ignaz Philip soutient sa thèse sur « la vie des plantes »
Dans l’hôpital où le jeune Semmelweis fourbit les rudiments de son métier ses camarades vaquent et oscillent entre la salle de dissection des cadavres et celle, mitoyenne, des accouchements. La mort côtoie-elle la vie? Les effets de la mort tutoient-ils les causes de la grande mortalité des parturientes qui donnent la vie à l’hôpital ? Pourquoi ,donc des femmes – sagesse de l’instinct- préfèrent-elles mettre au monde chez elles, voire dans la rue ? Autant de questions issues de la simple observation.
Semmelweis a une idée : un agent invisible cause la mort des accouchées. Personne ne se pose la question. L’oeuvre de sa vie consistera en la mise à jour de cet invisible. L’agent est souvent vague, caché derrière un uniforme.
« Peut-être sommes-nous trop voués au commentaire pour comprendre ce que sont des vies » répondait Michel Foucault à propos de Malraux et (poursuivait-il) «II -Malraux – avait par là, avec Bernanos et Céline, une parenté qui nous embarrasse ». Insistons : nous sommes trop voués aux certitudes du commentaire. C’est une récurrence dans l’histoire sociale des sciences et du savoir. Un homme ou un groupe a une idée, fait une expérience inédite, énonce ou formule une hypothèse qui va bousculer, déranger, mettre en question les théories, les certitudes et les pratiques majoritaires de son temps. Et là-dessus, les Bachelard, Koyré, Holton, Popper, Canguilhem, Foucault et Dagognet tombent d’accord même si ces idées singulières, ces expériences inouïes, ces hypothèses audacieuses ne provoquent pas toutes de grands changements immédiats ou du mieux-vivre pour les humains (quoique). Ainsi la découverte de l’asepsie par saint Semmelweis.
« L ennemi le plus périlleux de la science, c’est la science ellemême » et « toute méthode est destinée à devenir d’abord désuète puis nocive » (F. Dagognet in Bachelard, 1965).
Un excès d’hygiène ne peut-il parfois induire d’autres maladies ? Saint Ignaz Philip a affronté effrontément la médecine de son temps. Exemple même où la médecine est plus un Pouvoir qu’un Savoir. Pouvoir au sens de Puissance. « La philosophie n’est pas une Puissance. Les religions, les Etats, le capitalisme, la science, le droit, l’opinion, la télévision sont des puissances, mais pas la philoSophie. La philosophie peut avoir de grandes batailles mais ce sont des batailles pour rire » rappelle Deleuze. Pas besoin de s’appeler Kant pour être philosophe. Et Semmelweis est un philosophe en devenir qui n’a pas du tout livré de bataille pour rigoler. Il est plus un génie fou savant qu’un médecin. Et les génies sont souvent si simples à comprendre que la doxa majoritaire (ici les académies de médecine) ne souhaite pas les comprendre.
Les confrères de Semmelweis ont suivi à leur esprit défendant les recommandations et les préceptes du « martyr ». Ils n’ont jamais rendu à César ce qui lui revenait. Un rare cri s’est élevé contre le ciel nuageux de l’universelle ingratitude idiote : Céline. Oui les saints dérangent el les saints sont philosophes et les philosophes prennent tous les coups.
En tragique prosopopée, j’entends la voix de saint Ignaz Philip : «Lavez-vous les mains ! Lavons-nous les mains ! Vous ne comprenez pas que je dois me laver les mains ? Je ne m’en lave pas les mains et j’en meurs ! D’autres en sont morts, en sont mortes, ne mourrez pas bêtement ! C’est trop bête de mourir bêtement ! »
Un nombre incalculable de vivants après lui lui doivent leur vie. Notre devoir est ici de l’honorer bibliquement : tu honoreras ton père et ta mère. Honorer est plus fort qu’aimer. Honorer serait ici: se hisser sur les épaules du 3e genre de connaissance de Spinoza. Aimer appartiendrait au 2e genre de connaissance. Honorons saint Semmelweis sans sombrer dans l’hagiographie amoureusement débile. Il ne s’agit ni ne suffit d’aimer Ignaz Philip. De ce point de vue trop critique, le cri amoureux de Céline reste nécessaire mais incomplet : trop peu ont rendu jusqu’ici les honneurs à saint Semmelweis. Rendre les honneurs n’est guère à la mode. Raison de plus. Les cendres de saint Semmelweis dans une urne d’un Panthéon ? Semmelweis éclaterait de rire.
Saint Semmelweis est son propre Panthéon i.e, stricto sensu, la totalité de tous ses dieux, de tous ses diables. Nous proposons un honneur immanent, une salve d’honneur internelle. « Nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels» dit le Prince des Philosophes en sa célèbre formule, commentée intimement par Deleuze en des cours sonores désormais célèbres.
Saint Semmelweis ira jusqu’au bout de ses sentiments et de son expérience. Il s’est installé dans l’éternité, l’outrecuidance de l’immortalité en moins – un Péguy inversé. Peu importe si la docte ignorance ou les savants pédants qui possèdent un pouvoir au lieu d’apprendre expérimentalement un savoir s’en lavent les mains. Peu importe si leur index de procureur juge la folie pseudo-suicidaire ou l’accidentel accès de démence pour dédouaner leurs rétentions constipées ou défiscaliser leurs gains assertoriques. Peu importe ? Bien sûr que non.
Saint Semmelweis n’est pas le saint d’un quelconque calendrier rassurant, approximatif et incertain. La durée l’a installé en elle. Il a gagné l’éternité de la partie parce que il ne s’est pas pris pour le tout tel un Peter Pan totalitaire et narcissique qui se croit le centre du monde. Il a su grandir et faire grandir sans forceps. Il n’a rien imposé. On lui a tout opposé. Jeune assistant, il est révoqué par son médecin chef. Plus tard, il envoie ses travaux sur l’étiologie de la fièvre puerpérale à l’Académie de médecine de Paris qui ne lui répond pas.
Ses collègues l’interneront en toute amitié. Il meurt à l’âge de 47 ans, après une piqûre de scalpel, d’une septicémie. Suicide ? Accident ? Folie ? Cela revient au même. Il a bouclé sa boucle avec et malgré le Dehors. Un suicide ne serait pas honteux. Un accident est rarement essentiel. La folie est toujours celle des autres.
Saint Semmelweis a été jugé, méprisé, sanctifié. Tout jugement tend au jugement dernier. Apocalypse. Le mépris ne désigne que la haine que chacun porte en soi-même. La sanctification laïque n’est décernée qu’aux sains d’esprit. Les dérives hygiénistes lui savonneront indirectement la planche d’un salut vers une possible lumière : elles le tueront une deuxième fois tel un travail du deuil trop bien accompli. Nul ne sait ce qu’est la lumière.
Rendons-lui l’honneur. L’œuvre de Semmelweis commence avec le végétatif, s’achève avec la mort de l’homme et affecte (ou contre-infecte) la vie des femmes et des hommes.
Un portrait de Semmelweis en Père de l’Humanité. Ses pairs le clouèrent au pilori. Ne soyons pas leurs égaux ! Héritiers en dette, nous lui sommes respectueusement, profondément et fidèlement reconnaissants. «À nos morts, la Patrie reconnaissante» lit-on, émus, les mots gravés dans la pierre des monuments des villages où nous nous recueillons parfois. L’histoire de la biologie n’en finira pas d’interroger le biophilosophe. Quel bonheur pour notre cerveau ! Ainsi émoustillé, ses fantômes vivront un peu plus longtemps. N’aspirons-nous pas, volens nolens, à devenir des tardigrades, organismes vivants et renaissants, signes sentis et expérimentés d’une certaine éternité ?
BIBLIO :
Semmelweis
thèse de médecine de M Destouches
LF Céline.
(préface de Philippe Sollers),
Gallimard collection Imaginaire
1999, 128 p.
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