Bind Torture Kill : une répétition.
Il lui fut donné d’assister à une répétition. Un soir de Juillet 2016. Le pote souriait, claquant la portière de sa bagnole devant la vieille grange perdue dans un village coincé entre une centrale nucléaire, un tourteau en cours de démantèlement depuis des décennies déjà et une autre centrale nucléaire en activité, elle, active. Lui, il avait l’avait déjà claquée, sa portière. Malgré les deux centrales, le soleil déclinait imperceptiblement. Il avait apporté sa bouteille de vin bio. Le musicien ouvrit la vieille porte du local. Un cube sans fenêtre. De gros sacs poubelle en plastique souple gris brillant, des cadavres de canettes de bière en tas, des cadavres plus vivants que jamais, tardigrades de verre et de métal prêts à s’éveiller au son, du métal attendu.
Il n’avait entendu que de loin ce type de musique, le Métal. Le pote musicien l’avait invité à une répétition de son groupe Bind Torture Kill. Allait-il ligoter l’invité ? Le torturer ? Le dézinguer ? Non, ils n’oseraient pas. Il était trop vieux, sans intérêt. Il l’avait prévenu. Le Métal exige des boules kies engoncées au fond des oreilles par précaution d’Hygiène, Sécurité et Conditions de Torture. Indispensables, le pote musicos avait dit. Oublie pas tes bouchons. Ok. Il avait délesté ses fonds de poche chez l’apothicaire du coin en échange de préservatifs auriculaires.
Le pote goûta le vin bio mais pas trop. Déjà il se concentrait sur la répète. Pas question de se murger tout de suite. Apparemment on boit que de la bière. Enfin, l’invité y sait pas… Affaire de se désaltérer, de s’hydrater, de rafraîchir les idées et la gorge ? Un peu tout ça sans doute. Le batteur débarqua, costaud et jovial, prêt à mouiller la chemise qu’il ôta avant de la tremper tout à fait, exhibant un torse tatoué grave. Le trio fut bientôt au complet à l’arrivée du chanteur dont il remarqua une main façonnée Django Reinhardt mais ça n’avait pas grand’chose à voir. Le trio s’enfila trois cervoises, prémisses du ciment du groupe métallique.
Le vieil invité eut droit à un spectacle pour lui tout seul. Et à une bouteille de vin bio pour lui tout seul aussi. Tout ça se présentait donc plutôt bien. Deux parties coupées d’une pause bière rapide mais détendue. On prend place. Au fond du cube, les tatouages du percussionniste l’impressionnent. Ils forcent l’admiration. Une douce torture, le tatouage. Derrière un pilier de soutènement, le pote guitariste, souriant hôte malicieux, règle ses machines, tourne des boutons, teste les premiers sons. Le batteur jongle avec ses baguettes, habile et déterminé. Le chanteur chauffe ses cordes dans un micro, sort des papiers, manuscrits griffonnés. Sans doute les paroles, se dit le vieux spectateur tandis qu’il malaxe les gommes kies et les pousse – un peu mais pas trop – à l’orée des tubes auditifs : il ne veut pas louper ce show pour lui inouï.
Benji étire ses bras en arrière vers le haut. C’est physique le show. Yann, le pote compositeur guitariste, vérifie une dernière fois ses cordes et les branchements du matos. Olivier, le chanteur se concentre, arpente l’espace et cherche le temps.
Un petit tour de chauffe au rythme des cymbales et des peaux tatouées est initié par Benji. 123-1234-1342 ( Pam pam PAM, Tagada PAMPAM, pam pam pam, tag et Pam…) Les chiffres et les mots disparaissent dans les battements de trois cœurs. Les électrocardiogrammes attestent des traces et des trous, fractales explosives.
Une entame choc tape soudain aux tympans. Il pousse un peu les bouchons avec une bonne rasade de rouge bio. Benji devient alors l’étoile fixe, le repère du repaire, la gueule d’un Jean Reno dégarni, la corpulence aussi – un peu moins dégarnie -, derrière des lunettes à la Lennon et une barbe courte. Il assure le Benji, pivot et table d’orientation.
Yann y croit – mais ne s’y croit pas. Il est là. Manche en main gauche, fer de lance qui défie le futur, le Lancelot du Métal sait que le Graal est là, dans les cordes, sur le ring, ici et maintenant. Que tout peut sauter d’un instant à l’autre, qu’une centrale peut déconner n’importe quand. C’est aussi pour ça qu’ils jouent ensemble ces trois gars. D’ailleurs, il chante quoi Olivier ? Il rédige ses sensations et ses cris musicaux rappellent la peinture du cri de Francis Bacon. Olivier chante son cri. Et ce serait une erreur de croire qu’il crie en chantant. Chanter le cri n’a rien de facile. C’est du travail, des répétitions, de la concentration. De l’écriture. Écrire et chanter dans la peau d’un serial killer pour rire, bien sûr, rire jaune, non mais. Sans rire, BTK, Bind Torture Kill, il l’apprendra plus tard, est le surnom que s’est donné à lui-même un certain Dennis Rader. Ce Dennis a fait des trucs à des gens tellement cool qu’il ne sera habilité à la liberté conditionnelle qu’à partir du 26 février 2180. Et c’est pas de la science-fiction. L’invité interroge. Réponse : « En fait, c’est pour le fun, pour le trash, et ça va ensemble. L’horreur et l’humour, c’est du second dégré… »
Dans la peau d’un tueur, sur la peau les dessins, sous les peaux la passion et le coeur. Le coeur – qui est aussi du cerveau – concentre et exprime avec une extrême lucidité – au-delà du vieux « no future » – un Ici et Maintenant. Hic et nunc, au milieu de nulle part, trois gars d’aplomb se donnent un nom comiquement anglais US et s’expriment en français. Parce que c’est comme ça. Alors on chante en français, en instantané, dans l’urgence…
Ainsi :
« La bête noire
qui sommeille en moi!
Ce monstre
qui prend le contrôle!
Possédé, je me sens vivant
J’appartiens à cette chose,
… »
Qui n’a pas une bête noire planquée au fond de ses tripes ?
Le Horlà de Maupassant a fait l’aller-retour outre-atlantique. Son retour le trouve muté en natif d’un monde dont le pire dépasse l’imagination. C’est bien ça qu’il faut chanter aujourd’hui. Le réel vomit suffisamment d’immondices pour que les artistes en ajoutent. En revanche, ils savent bien où ils habitent, quel air infect ils respirent, quelle eau traitée ils boivent, sur quel océan de plastique ils naviguent et quel vin bio ils boivent ou ne boivent pas.
Concentration et expression. À première vue, trois cinglés. A seconde vue, trois artistes d’une extrême lucidité. Les pieds bien sur terre. La tête bien sur les épaules. Les tripes dans la Zik. A nième vue, allez-y voir, allez comprendre. D’abord écouter, entendre, sentir. L’invité sentait bien qu’il aura dû commencer par là. Bind Torture Kill tourne rond et leur son est carré. C’est le monde qui marche sur la tête.
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