critiques 2012

La quatrième partie du monde, Toby Lester

Ecrit par Didier Bazy 20.06.12 dans La Une Livres, Les Livres, Recensions, Récits, Iles britanniques, Essais, Jean-Claude Lattès

La quatrième partie du monde, traduction Bernard Sigaud, 2012, 550 p. 25 €

Ecrivain(s): Toby Lester Edition: Jean-Claude Lattès

La quatrième partie du monde, Toby Lester

Qui a découvert l’Amérique ? Colomb ou Vespucci ? Qui a découvert le Nouveau Monde ? Cabral ou Erick le Rouge ? Ou encore les navigateurs Maori du Pacifique Sud ? Qui a fait le premier Tour du Monde ? Magellan ou Del Cano, ou tout autant, Enrique, l’esclave de Magellan ?

Ces questions demeureront longtemps ouvertes, et les réponses si incertaines rationnellement que les légendes et les mythes poursuivront leurs courses folles, ferments imaginaires aux frontières floues.

A l’heure de Gogol Earth, de Big B, du règne de la silice et des nanosciences, à l’heure, tôt dépassée, des contrôles ultra précis et des nouvelles transcendances technophiles, l’esprit de l’honnête homme doit faire un choix, stopper son point de vue : c’est le pari, parti pris, de Toby Lester.

Sans carte, le voyage est vagabondage. Alors que nous apprennent les cartes, les portulans, les dessins et les graphes, les schémas et les esquisses, les plans approximatifs et les peintures alambiquées, GPS d’hier et tant de signes palimpsestes ambigus, mystérieux, prophétiques, trompeurs et déterminants ?

Ainsi la fameuse carte de Waldseemüller, ce moine Lorrain, achevée en 1507, achetée, en 2003, 10 millions de $ par la bibliothèque américaine du Congrès… La voici :

L’Amérique apparaît à gauche, avatar d’hippocampe. Et le nom America apparaît sur cette carte pour la première fois. 1492 : Colomb, marin malheureux, accoste le rivage de Cuba. Mais il se croit aux Indes. Qui sera l’Indien ? En 1503, Amerigo Vespucci, après Cabral, cabote de Rio à la Patagonie pour le compte des Portugais. L’italien rusé a su faire son marketing et sa promotion…

La quatrième partie du monde est l’histoire débridée des cartes non-cartésiennes qui ont rythmé la naissance du capitalisme moderne. Ce qui pour nous est illustration d’Epinal était dans leur époque respective, signe stratégique et secret transmis d’initié à initié, convoité, volé, pillé, piraté, effacé, réutilisé à tort et à travers, interprété, faussé, vendu, recopié, bref malaxé dans les coulisses des pouvoirs entre empoisonnement ciguë et intoxication pour tromper la concurrence à la course aux Epices, aux espèces trébuchantes et pas toujours sonnantes, l’or de l’incertitude, le plomb du commerce des esclaves.

De ce maelström coagulant, Lester tisse les fils d’une enquête alambiquée et rebondissante. Lecteur de Holton plus que de Koyré, l’imagination demeure la princesse de l’intrigue. Sans sombrer dans la néo-mystique d’un code Léonard et autre fadaise spiritualiste, l’anecdote maritime, étiage de l’histoire, surgit entre Ptolémée et Copernic, phares de l’astronomie. Le résultat est saisissant : un nouveau parcours nous est donné à survoler. L’histoire des images n’en finit pas. L’histoire, ce récit aux sentiers qui bifurquent, ce courant du temps qui zigzague, ces éclairs qui illuminent et qui tuent.

Didier Bazy

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Le tombeau d’Oedipe, William Marx

Ecrit par Didier Bazy 24.06.12 dans La Une Livres, Les Livres, Recensions, Théâtre, Essais, Les éditions de Minuit

Le tombeau d’Œdipe, Minuit, 2012, 200 pages, 16 €

Ecrivain(s): William Marx Edition: Les éditions de Minuit

Le tombeau d'Oedipe, William Marx

Deux livres de plus. Une notice de moins. Un monument, un document. Robert Davreu annonce clairement la couleur, de sa voix timide et ténue : « Dans mes traductions de Sophocle, je n’ai pas souhaité céder à la vulgarité ambiante… Je n’ai pas voulu, sous prétexte de communication, tomber en-dessous du niveau de lavéritable transmission… ». Si la phrase de Sophocle est longue et nourrie de subordonnées, la traduction doit suivre. Œdipe Roi n’abonde pas en longueurs. Quand le phrasé s’allonge, c’est qu’il faut du temps, prendre le temps, le laisser être, s’abandonner à ses rythmes, rythmes, essences de la forme, nécessaires à l’encaissement des informations, les très mauvaises nouvelles, les sinistres présages des protagonistes, les augures funestes de Tirésias.

L’essai de William Marx soutient une thèse qui n’est paradoxale qu’en apparence : ce qu’on désigne comme tragique n’a plus rien à voir avec la tragédie grecque. La prouesse de William Marx est de démontrer cette évidence en la démontant grâce à des arguments imparables, des rapprochements surprenants et si justes, en un grand ensemble dont le fil est la dernière pièce de Sophocle, la dernière tragédie grecque connue : Œdipe à Colone. Colone, lieu du tombeau précisément d’Œdipe, tombeau introuvable, aussi perdu et oublié que l’existence de toute tragédie stricto sensu.

Euripide n’est plus tragique, il est psychologue. Aristote est passé par là avec la rationalité automatisée du syllogisme.

La tragédie a disparu. En tant que telle, William Marx pense en retrouver des analogues dans rien moins que la messe catholique, le théâtre de Nô et la psychanalyse freudienne ! Le premier Nietzsche est sauvé. L’origine de la tragédie demeure. Nietzsche philologue pas très amoureux de la sagesse et pas très chercheur de la vérité…

Une anecdote, une vraie blague, stimulera les esprits chagrins qui ne souhaitent pas se compliquer la vie avec le sic et le non des logiques savantes universitaires. La voici :

Le président Bush visite une école primaire et demande aux enfants de lui donner un exemple de tragédie.

Un premier répond : c’est si mon meilleur ami se faisait écraser par une voiture.

Bush : non, ce serait un accident.

Un second : c’est si un car scolaire bascule du haut d’une falaise.

Bush : non, ce serait une grande perte.

Silence.

Bush : alors, pas d’autres exemples de tragédie ?

Un troisième, du fond de la salle : si l’avion présidentiel avec la famille Bush à bord était détruit en plein par un missile, ce serait une tragédie.

Bush : Excellent, excellent !! Et pourquoi donc mon bonhomme serait-ce une tragédie ?

L’enfant : parce ce que ce ne serait pas un accident et que ce ne serait pas une grande perte.

Didier Bazy

Œdipe Roi, Sophocle, traduction Robert Davreu, Actes Sud Papiers, 2012, 50 pages, 10 €

Le tombeau d’Œdipe, William Marx, Minuit, 2012, 200 pages, 16 €

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Revue « Critique » Juin Juillet 2012 – Biographies modes d’emploi

Revue

Biographies modes d’emploi, Minuit, 13,50 €

sous la direction de Antoine Compagnon et Philippe Roger

Textes de :

Alice KAPLAN : Malcolm, né et rené sous X

Malcolm X, The Autobiography of Malcolm X

Manning Marable, Malcolm X. A Life of Reinvention

Éric MARTY : André Gide, la vie écrite

Frank Lestringant, André Gide l’inquiéteur

Michel WINOCK : Histoires d’historiens

François Dosse, Pierre Nora

Marc Ferro, Mes histoires parallèles

Blanche CERQUIGLINI : Une vie de philosophe

Benoît Peeters, Derrida

Trois ans avec Derrida. Les carnets d’un biographe

Emily APTER : Campus et média : lutte à mort pour le marche des « vies »

Alexis TADIÉ : La biographie littéraire à l’anglais

Peter Ackroyd, Londres. La biographie

Jonathan Coe, B. S. Johnson. Histoire d’un éléphant fougueux

Claire Tomalin, Charles Dickens. A Life

Alexandre GEFEN : Au pluriel du singulier : la fiction biographique

Yves Savigny, Une biographie autorisée

Emmanuel Carrère, Limonov

Anne COLLINOT : Entre vie et œuvre scientifiques : le chaînon manquant

Bernadette BENSAUDE-VINCENT : Vies d’objets. Sur quelques usages de la biographie pour comprendre les technosciences

Évelyne BLOCH-DANO : Écrire une vie de femme…

Patrizia LOMBARDO : Biopics. Clint Eastwood et Gus Van Sant

Clint Eastwood, J. Edgar

Gus Van Sant, Harvey Milk

Une revue telle que Critique peut être lue dans tous les sens, par tous les bouts, dans tous les trous. Les modes des usages de « la biographie » sont autant de multiplicités, actuelles et virtuelles. Les épigones de l’autofiction risquent de brûler ce beau numéro. Ah mon moi, ha mon je. Ô ma gloire éphémère, haut mon ego. A l’eau tout ça. Malgré et avec le succès autocélébratif de l’autopublication autoproclamée. L’ère de l’auto-mobile est finie – ce qui explique son succès – on danse toujours sur une tombe. L’heure de soi vient de sonner le glas – ce qui s’exprime dans le pullulement des blogues face over bookées. Voilà pour l’autobiographie de soi par soi pour soi.

La biographie, c’est autre chose. C’est l’apothéose du On. Le débordement discret de l’Impersonnel.

« Il y a trois règles pour écrire une biographie, mais heureusement personne ne les connaît » humorise Somerset Maugham. Voilà qui fait chaud au cœur.

Pour se rassurer : Qualité centrale du biographe, l’empathie est, comme l’écrit Richard Holmes dansSidetracks, la plus puissante, la plus indispensable et la plus trompeuse de toutes les émotions biographiques. Puissance du faux qui flirte avec le désir de vérité. (Et le désir est vol ou bien don). A la place se mettre à la place de. Qui ? Quoi ? Où ? Qui peut épuiser une vie ? ON. Personne. Ulysse le rusé. Joyce avec Beckett. Et aujourd’hui, l’excellent Olivier Cadiot (POL et Vacarmes).

La vie de Derrida, ça intéresse qui ? Les grammatologues de l’impudeur sans doute. Leçon du philosophe qui envoie gentiment bouler le journaliste quand il le branche sur ses ongles. Les ongles, c’est le problème des esthéticiennes : vernis, micro-fleurs, faux diamants, coloris…

Les salons d’esthétique ignorent avec justesse le destin de la femme de Louis Althusser. C’est quoi ces sales petites histoires ?

La biographie se sauve quand elle raconte ce que X, MalcomX, a fait, a produit comme effets sur son monde, sur le monde, sur nous, oui nous, ON.

On passera sur les critiques trop faciles des bios hagiographiques. On s’attardera sur le découpage en bio et en graphie. Une écriture d’une vie. Voilà la biographie trouvée, inventée. Ecriture et création. L’écriture de soi bla bla laisse le chant libre à la biographie des choses vivantes. L’écriture donne vie aux objets. Ainsi, Bon : Autobiographie des objets. Convocation par la littérature de la machine à laver et du téléphone portable. Foucault avait donné vie aux sans-grades, moi Pierre Rivière ayant égorgé ma sœur mon père… Ponge avait donné vie à l’orange. Claude Simon à l’herbe. N’y a t’il pas une belle ligne de sorcière, méprisée par Platon qui pourtant, déjà, dans le Parménide insistait – un peu trop vite – sur l’Essence de la boue, du cheveu et de la crasse ?

Les productions massives des objets techniques (ou pas – dame nature œuvre aveuglément) envahissent nos vies. Truisme. Ce qui se passe à rebours, derrière et en devenir, ce sont ces réappropriations par l’art, le cinéma, la vidéo, etc. et qui interrogent l’intellectuel soucieux du non-philosophique. Un de ses modes est la mode du biopic, « catégorie holywoodienne consacrée » qui, selon la belle formule de Patrizia Lombardo, canonisent ceux qui sont déjà connus. Ha ces célébrités dont on dévoile à l’envi les petites misères. Loin du livre imprimé papier. Un des devenirs du livre numérique et ses multiples potentialités encore inconnues.

Didier Bazy

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Le roman de Thomas Lilienstein, Laurence Werner David

Ecrit par Didier Bazy 31.07.12 dans La Une Livres, Les Livres, Recensions, Roman, Buchet-Chastel

Le roman de Thomas Lilienstein, 395 p. 20 €

Ecrivain(s): Laurence Werner David Edition: Buchet-Chastel

Le roman de Thomas Lilienstein, Laurence Werner David

Ce roman est un méta-roman. On se perd même quand on croit trouver ou renouer les fils d’une multiplicité de narrations, de portraits, de situations et de rapports flous, de plongées et de remontées vers un air rare. Les amateurs de psychologies des profondeurs peuvent s’en gargariser.

Voici la quête d’une narratrice subtile amoureuse de Thomas, jardinier et fils de jardinière. Au fond, le jeune jardinier Thomas peut être perçu comme un végétal, une plante, une herbe qui pousse dont la narratrice botaniste tente de saisir les liens et les logiques – autant de lignes de fuite et d’échappées sans finalité ni même intrigue classique.

Le méta-roman passionnera les théoriciens du langage. Le trait singulier n’est pas pour autant la mise en œuvre d’une hypothèse préétablie : les fils se développent en fibres, en synapses, en boucles mouvementées. Il séduira les poètes. Il interrogera la critique. Et le critique risquera un hommage silencieux.

Insaisissable Thomas. Prétexte à travail de dentellière minutieuse. L’auto-analyse évite l’écueil du narcissisme. Ce néo-roman initiatique procède par intussusceptions. Claude Simon n’est pas loin. Virginia Woolf veille.

Intangible « roman de Thomas Lilienstein » face auquel le critique s’effondre. Il invoquera Blanchot pour qui la condition critique, et la condition du critique, relève d’une situation vaine. Il souligne sans cesse la vacuité du critique et de la critique. Mais ce vide est nécessaire. Il aspire, il appelle, il respecte. C’est pourquoi toute citation ici ne serait qu’extraction abstraite et dépourvue de sens. Tout extrait du « Roman de Thomas… » ne serait que dénaturation ou trahison.

Laurence Werner David déborde toute critique car son roman est un texte qui inclut et clôt toutes les possibilités de métatextes. Elle n’a pas besoin de raconter plusieurs histoires. Les histoires des personnages laissent la place aux devenirs, ces immanences qui inventent leur vie propre. L’auteure même est dépassée par la narratrice. L’écriture atteint son rêve. Elle le touche et le laisse à lire et à voir. Tour de force démiurgique ? Certainement pas. L’abandon de soi devient don absolu et l’écriture devient le moyen magique en vue de l’envol des concrétions d’une imagination, machination bien physique, d’une présence aussi labyrinthique qu’envoûtante. Plus qu’un fil, ce livre exceptionnel tient à un nerf. Et ce nerf se génère et nous régénère. Un système neuronal ouvert. La systémique n’a-t-elle pas été inventée et formalisée par un biologiste (Bertalanffy) ?

Ce récit nouménal convaincra ceux qui doutent de la littérature vivante, bien vivante…

Didier Bazy

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La cause des livres, Gallimard 2011, 547p, 24 €

Ecrivain(s): Mona Ozouf Edition: Gallimard

La cause des livres, Mona Ozouf

La cause littéraire ne pouvait pas ignorer La cause des livres. Et Mona Ozouf défend et illustre ici plusieurs causes : la cause du patrimoine littéraire français, la cause des lettres et des épistules, la cause des autres littératures et des étrangères, la cause des femmes bien sûr, la cause de la république et la cause de l’histoire. Autant abréger : la cause de la vie, notre vie, nos vies, passées et présentes, présentes et à venir.

Ce petit pavé est un collier de perles. Le Nouvel Obs en fut le réceptacle hebdomadaire. Mona Ozouf en a confectionné un florilège en cercles de cercles, maîtresse des anneaux. Modestement, voici quelques extractions (un devoir de l’échotier n’est-il pas de couper les fils du collier pour jeter une autre lumière sur l’orient de la perle ?) et d’abord un titre d’article sur la femme de Marx, Jenny vue par Françoise Giroud, la mère, la bourgeoise sacrifiée sur l’autel du prolétariat concrétisé dans la misère des Grandes Espérances et les exils multiples, un titre qui dit tout, un titre modèle pour tout apprenti critique, un titre pour la critique rongeuse des souris, un titre éloquent et sobre, un concentré de sens et d’allusions assumées, pour le meilleur et pour le pire, un titre trouvaille : Une épouse capitale.

Autre titre fameux : Le guide Michelet. Gastronomie de l’Histoire. « Le génie de Michelet a été de muer l’adversité en énergie, les contradictions en actions, de transformer en annonciation la lumière d’orage de l’histoire, la sienne, et celle de la France aussi bien ».

Devinette triviale : qui est La reine des lettres ? Réponse : la correspondance publiée en 2005 chez Taillandier de la dernière souveraine décolletée, Marie-Antoinette.

Plus loin, plus tard, tout le monde connaît Jaurès : « Le coup de pistolet du Café du Croissant a juché Jaurès sur le socle du martyre. Puis la patrie reconnaissante l’a rangé au Panthéon… ». Mais qui se souvient de Jaurès critique littéraire et critique d’art ? Jaurès a utilisé le pseudo de Liseur dans une série d’articles pour La Dépêche de Toulouse de 1893 à 1898. Il aura fallu un siècle pour les retrouver grâce au travail de Françoise Laurent-Prigent. Jaurès et la cause : « il faut s’aider des livres pour voir l’univers ».

Autre cause : un détour retour breton obligé du côté de Louis Guilloux dont Le Sang Noir pourrait irriguer un peu plus les salles de cours studieuses (où sont-elles aujourd’hui ?) où fermentent en silence les révolutions des esprits (rassurons-nous : les anciennes « études » ont laissé la place aux recoins de la Toile et à ses sympathiques pirates). « Pour Guilloux, une histoire quelconque, si on la porte à une oreille délicate, c’est la mer tout entière qu’on entend ».

On se délectera des recensions des grands classiques littéraires. On s’éveillera en fin PARMI LES HISTORIENS : Veyne, Corbin, Gauchet, Agulhon, Manent, Furet…

Mona Ozouf transmet ce qu’il y a de meilleur dans le flot de tant de « livres ». Choix parmi des choix. « Telle est la cause des livres… celle du cadeau gratuit, des bonheurs qu’on n’a pas mérités, de l’imagination en cavale et de l’échappée belle, comme dans la forêt de Brocéliande on a parfois la chance d’entrer au hameau de Folle Pensée ». Pas si folle Mona. Son discret sourire camoufle un talent subtil et un travail de titan. C’est le lot des passeurs et de l’indispensable transmission. Parlons, passons, causons oui mais dans un seul but : lire les œuvres elles-mêmes.

Didier Bazy

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Questions d’importance, Claude Ponti

 

Questions d’importance. Publie.net, Collection Temps Réel, 2 mai 2012, 2,99 €

Questions d'importance, Claude Ponti

Mai 2012. L’anaphore est à la mode. De ce livre des questions, entre Jabès et Jabberwocky, pousse un intermède au milieu, coupant comme l’herbe les deux plans d’immanence interrogative de l’ouvrage :

Qui pour la première fois a nommé le ventre ?

Qui pour la première fois a nommé le dos ?

Qui pour la première fois a nommé le pubis ?

Qui pour la première fois a nommé le pénis ?

Qui pour la première fois a nommé la vulve ?

Qui pour la première fois a nommé le front ?

Qui pour la première fois a nommé la bouche ?

Et l’extraction est trop faible : il faut insister sur les pouvoirs de la répétition, des ritournelles, litanies insistantes, prières plus laïques les unes que les autres.

Question-réponse-re-question : suivre le fil différenciateur d’une identité source, la mère. Gare aux mères œdipiennes. Paradoxe de la Sainte-Vierge et de la première poule et du premier œuf. Qui donc est la première mère ? Chacune d’entre les mères et pourtant la raison de la pomme n’en veut qu’une, nue et pleine, vide et originaire.

 

Quel regard a eu la première mère sur le premier bébé ?

Fut-elle une mère maternelle, aimante, indifférente, possessive, abusive, lâche, courageuse, nourricière, au foyer, travailleuse, exploitée, sous X, faible, efficiente, choyante, instinctive, protectrice, vigilante, dispendieuse, superficielle, folle des soldes, lointaine, proche, guerrière, fusionnelle, tutélaire, vertueuse, effacée, économe, effarée, affirmée, consolatrice, sournoise, répétitive, perverse, admiratrice, abandonnatrice, financièrement indépendante, autonome, vigilante, castratrice, arrogante, tendre, allaitante, généreuse, sacrificielle ?

Fut-elle une mère ?

 

Question ouverte.

 

L’édition numérique permet ici tout particulièrement la multiplicité des entrées, des sorties, des balayages, des retours. L’ordre n’intervient qu’à la fin, à la limite de toutes les lectures non-linéaires possibles. Elle propulse les excroissances du sens et ne conserve son azimut que par la rigueur d’une stylistique maîtrisée : lancinantes anaphores.

« … premières armes numériques pour un des plus grands illustrateurs et inventeurs français du livre jeunesse… mais attention, ce n’est pas un texte à lire aux enfants, pas tout entier » dit François Bon.

C’est sans doute là quasiment l’essentiel.

 

Allons pour l’eau à la bouche et pour aller toujours plus loin :

 

Qui avait l’âge de pierre ?

Avant les précurseurs, qui ? Avant les précurseurs qui y avait-il ? Avant Lucie, avant Toumaï ? Où sont les poèmes orang-outang ? Les chants des morts chimpanzés ? Comment la vie pourrait-elle nous donner une âme si nous n’en donnons pas à la palourde ? Qui sont les Lucie et Toumaï de la palourde ? De quel droit le pouce est-il opposable ?

Aujourd’hui, de qui le rire est-il le plus propre ?

De qui se moque-t-on ?

Comment font-ils tous ? Tous, toutes, une fois saisie l’ampleur de la perte, l’immensité de l’abîme, une fois entrevue la désertification totale, l’immédiateté de l’irrémédiable, une fois ressentie la fin de soi, l’effacement radical de la conscience, la fin de tout souvenir, de toute expérience, la fin de tout souvenir de toute expérience, la fin de toute présence de soi, la fin de toute absence de soi, de toute conscience de quoi que ce soit, l’absence définitive de toute conscience de quoi que ce soit, une fois ressenti ce déchirement, ce violent vertige vide, cette éradication, cet arrachement de toute pensée, de toute accumulation, une fois cette certitude entre-vécue de l’impossibilité d’avoir la moindre conscience de toute impossibilité, de n’être plus rien de concevable et de n’avoir plus rien pour concevoir l’inconcevable de n’être rien, une fois saisie l’ampleur de cette absolue perte de soi, une fois saisi cette absolue certitude, comment font-elles toutes, comment font-ils tous ?

 

Claude Ponti offre un ouvrage de grand partage.

 

Didier Bazy

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