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 » Ceux qui se taisent, les seuls dont la parole compte. » Péguy.

rhizomiques

« Les hommes qui se taisent, les seuls qui importent, les silencieux, les seuls qui comptent, les tacites, les seuls qui compteront, tous les mystiques sont restés invariables, infléchissables. Toutes les petites gens. Nous enfin. J’en ai encore eu la preuve et reçu le témoignage aux vacances de Pâques, aux dernières, et à ces vacances de la Pentecôte, où tant de nos amis et de nos abonnés des départements, notamment des professeurs, nous ont fait l’amitié de venir nous voir aux cahiers. Ils sont comme ils étaient, ce qu’ils étaient, ils sont les mêmes hommes qu’il y a dix ans. Qu’il y a douze ans. Qu’il y a quinze ans. Et moi aussi j’ose dire qu’ils m’ont trouvé le même homme qu’il y a dix ans. Douze ans. Quinze ans. Ce qui est peut-être plus difficile.

Ceux qui se taisent, les seuls dont la parole compte. »

Extrait de: Péguy…

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Qu’est-ce que l’internel ? Suivi de Quatre extraits de Clio de Péguy.

Qu’est-ce que l’internel ?

L’œuvre de Péguy n’est pas finie. Pourtant elle déborde. Péguy a envahi Romain Rolland : « je ne puis plus rien lire après Péguy. Tout le reste est littérature ».

Péguy a déboussolé Michel Foucault. « Un jour, dans le courant d’une conversation, Foucault a dit : moi, j’aime beaucoup Péguy, parce que c’est un fou. J’ai demandé : pourquoi dites-vous que c’est un fou ? Il m’a dit : il suffit de regarder comme il écrit. Là aussi, c’est très intéressant par rapport à Foucault. Cela voulait dire que quelqu’un qui sait inventer un nouveau style, produire de nouveaux énoncés, c’est un fou. » confiait Deleuze.

Retenons ces jugements car ils sont imprégnés de respect. Et laissons ceux qui louent comme ceux qui dénigrent. Prenons, dans le sillage d’un Jean Bastaire ou de Marie Gil, Péguy au pied de la lettre. Les pieds sentent souvent l’esprit. L’amour de la folie de Foucault est aussi bien un vent de sorcière.

Péguy (Péguy désigne ici et l’homme et l’ œuvre – ce qu’il souhaitait et ce que l’œuvre dit sans cesse) est un texte vivant, fort et prenant. Se déprendre en sa lecture revient à se méprendre. Tout est poétique chez Péguy, et pas seulement les grands poèmes. Péguy est création en train de se faire. Simplement prendre Péguy dans ce qu’il a appelé le rapport du lisant et du lu. Et son texte oblige le lecteur simple à s’installer au sein de ce rapport en oubliant tout le reste. Péguy oblige à une lecture zen : les yeux fermés sur tout ce qu’on sait ou qu’on croit savoir. Tir à l’arc les yeux fermés pour mieux atteindre la cible. Alors l’illusion de redécouvrir le monde devient très réelle. C’est assez étonnant au début. Puis, ça devient une drogue. C’est l’idée de Romain Rolland.

Ce milieu du lisant et du lu ne pouvait que plaire à Deleuze. Pas seulement parce que ça pousse par le milieu mais pour l’absolue nouveauté, les absolues nouveautés que Péguy cherche, provoque, trouve et partage. Exemple majeur et souvent mal interprété : Péguy est un chrétien sans église comme son œuvre est une foi sans raison (d’où sa proximité avec Pascal et d’où tous les malentendus et les récupérations acrobatiques).

L’internité chez Péguy est une idée très laïque, c’est-à-dire une pure foi en la vie. Vie la plus simple qui puisse être, rustique, rurale. Vie cynique qui passe son temps à réduire ses besoins. Petite vie en apparence mais vie hautement intense. Voyage sur place. Il faut ici noter le peu d’usage que Péguy fait du mot. On le trouve au beau milieu du grand poème Eve. Dans Clio, on ne le trouve pas. Alors pourquoi Deleuze évoque-t-il cette notion d’internité avec Clio ?

Clio n’est pas l’histoire. Clio est fille de Mnémosyne, la mémoire. Clio n’est pas la mémoire (enregistreuse) ; Clio est muse, poésie et création. Péguy contre Lavisse. Deleuze contre Eco. Mais contrer est reconnaître sans partager, contrer est participer sans partage. Et l’internité, dans Clio de Péguy, est parfaitement exprimée par deux qualificatifs lancinants et liés dans l’opposition interne du temporel et de l’éternel. Pour Clio, c’est la même chose. Et Clio, c’est Péguy qui parle. Qui parle et qui n’écrit pas : son écriture est parole. Parole simple, rustique, rurale, répétée. A l’écrit on ne répète pas. La parole est répétition. Surtout ne pas parler comme on écrit. Et bien écrire comme on parlerait. C’est plus clair. Plus cartésien. Plus bergsonien. Alors la vague devient porteuse de vérités. La parole réussie est temporelle et éternelle, internelle. Poésie.

Rétroactive, Marie Gil, imagine Péguy lecteur de Deleuze : « … force est de constater que c’est toujours le même passage et la même idée, à de très minces exceptions près auxquels il renvoie chez Péguy. En même temps, Péguy englobe et sauve Deleuze… »

L’internel, c’est très exactement la nouveauté de l’éternité et l’éternité de la nouveauté. Ce n’est une raison pour croire aux miracles. Ce n’est pas une raison pour croire l’événement permanent. L’internel n’a rien de théologique (Péguy récuse sans cesse le « clergé de la pensée »). L’internel demeure l’exception dans l’extrême simplicité, l’inopiné dans le banal. L’internel, c’est très proche de l’intuition de l’instant – ce qui réconcilie Bachelard avec Bergson.

L’internité, c’est « l’éclair de Spinoza » un des plus beaux textes de Romain Rolland qu’il faudrait à tout prix rééditer.

L’Internel, oxymore et chiasme, concentré de contradictions et de contraires, échappe non seulement de la logique d’Aristote mais s’échappe de la logique de Port-Royal pour croiser – signe du temps – les logiques non-euclidiennes, désormais plus que centenaires mais ô combien actuelles et intempestives.

Il est temps de se sauver temporellement et éternellement au milieu des extraits qui suivent.

répétitions et variations

[…] p 24 à 27 (Gallimard)

Trop de mauvaises lectures peuvent avilir, peuvent mutiler littéralement un texte, peuvent comme désorganiser ce texte de telle sorte que le monument même qu’il constitue puisse périr, périsse irrévocablement. Ici les pertes sont acquises, et les gains ne le sont pas, ne le peuvent pas être. C’est la loi commune, générale, de tout le temporel. Si dur que soit ce marbre du Pentélique, non seulement il a reçu et perpétuellement il recevra les atteintes physiques du temps, que les philosophes nous ont habitués à considérer, mais il a reçu et perpétuellement il recevra les atteintes non moins graves, les couronnements et les découronnements, les accroissements et les déchets de la collaboration de tous ceux qui sont dans le temps. Et il n’y a point à se sauver par l’indifférence et l’indifférent et le zéro de lecture pour échapper à choisir entre la bonne et la mauvaise lecture et notamment pour échapper à la mauvaise lecture. Car cet ordre, de cette collaboration, qui est un ordre particulier de l’ordre général de la vie, comme généralement l’ordre de la vie, particulièrement n’admet pas le zéro, l’indifférent, l’indifférence, le nul enfin, le ni l’un ni l’autre, le entre deux. Il n’admet pas le neutre. Un zéro de lecture d’une œuvre en est en un sens le découronnement suprême. En ce sens un zéro de lecture peut en être, en est assurément la plus mauvaise lecture. A la limite. Elle peut faire, elle fait assurément à l’œuvre l’atteinte la plus mortelle. Car elle ouvre la porte à l’oubli, à la désuétude ; non seulement à la déshabitude, mais à la dénutrition. Car il s’agit ici de nourriture et d’une alimentation perpétuelle, non, nullement d’une inhumation, d’un recensement, d’un inventaire fait une fois pour toutes. D’un registre funéraire. Puisqu’il s’agit ici généralement de temporel, particulièrement d’une collaboration, d’une opération commune perpétuelle et perpétuellement temporelle. Si dur que soit ce marbre du Pentélique et quelle qu’en soit la patine, non seulement il reçoit perpétuellement, éternellement temporellement, les atteintes physiques du temps, atteintes à la considération desquelles nous sommes habitués par les considérations et souvent par les contemplations de tous les philosophes, mais en même temps, dans tout ce même temps il reçoit perpétuellement, éternellement temporellement, d’autres singulières atteintes, les atteintes, les couronnements et les découronnements incessants, les achèvements perpétuellement inachevés, les inachèvements réellement achevés, réellement acquis, réellement obtenus, les couronnements perpétuellement incouronnés et les découronnements perpétuellement et réellement incouronnés aussi de notre collaboration perpétuelle à tous tant que nous sommes, tout petits que nous sommes. C’est ici le plus grand mystère peut-être de l’événement, mon ami, c’est ici proprement le mystère et le mécanisme même de l’événement, historique, le secret de ma force, mon ami, le secret de la force du temps, le secret temporel mystérieux, le secret historique mystérieux, le mécanisme même temporel, historique, la mécanique, démontée, le secret de la force de l’histoire, le secret de ma force et de ma domination; c’est par là, exactement par le jeu de ce mécanisme, que j’ai assis ma domination temporelle. Vous savez qui je veux dire, mon ami, quand je parle de ma domination temporelle, et si elle est assise et bien solide. Elle me compenserait de ce que j’ai un zéro de domination éternelle, vous l’avez dit, si toute une éternité temporelle pouvait balancer un atome de véritable, de réelle éternité, d’éternité éternelle, si rien de temporel pouvait nous consoler. Si cette misère de domination éternellement temporelle est solide et bien assise, vous le savez. De reste. Elle tient toute par ce simple mécanisme. Si dur que soit ce marbre du Pentélique et quelle qu’en soit la patine séculaire, jaune, chaude, blonde, paille, dorée, de vingt-quatre et de vingt-six siècles de soleils dorée, qu’elle en est comme une croûte dorée, comme un affleurement de soleil à la surface de la pierre, comme une cristallisation superficielle de soleil, de l’antique soleil, à la surface de cette vieille pierre, ce marbre reçoit d’autres atteintes, et il reçoit incessamment ou incessamment il perd une autre patine. Incessamment il prend et incessamment il perd des patines autres que la patine physique, autres que la patine du (vieux) soleil. Incessamment il reçoit des atteintes autres que les atteintes physiques des intempéries. En vérité je vous le dis, moi l’histoire: C’est vraiment un scandale ; et c’est donc un mystère ; et c’est vraiment le plus grand mystère de la création temporelle : Que les (plus grandes) œuvres du génie soient ainsi livrées aux bêtes (à nous messieurs et chers concitoyens) ; que pour leur éternité temporelle elles soient ainsi perpétuellement remises, tombées, permises, livrées, abandonnées en de telles mains, en de si pauvres mains: les nôtres. C’est-à-dire tout le monde. Si dur que soit ce marbre, les architectures qu’il a édifiées reçoivent et perdent de nous incessamment, de tout le monde, une autre patine, que la patine du soleil charnel, une patine nouvelle; nos regards, nos sots regards y laissent et y reprennent incessamment, y mettent et y regrattent sans cesse une patine invisible. C’est cette patine qui est proprement la patine historique. Nos mauvais regards, nos regards indignes découronnent ces temples. Des bons regards, des regards dignes les recouronneraient temporairement. Des compléments,des complètements indispensables se feraient. Des achèvements indispensables se feraient.

ma blessure éternellement temporelle.
[…] (p 32)

C’est exactement de cette contrariété intérieure que tout le temporel est véreux, mon pauvre ami, que l’historique, tout l’historique, défini comme historique, est véreux, que l’événement est véreux, que l’oeuvre, cet événement, cette part(ie) intégrante de l’événement, est véreuse. Telle est ma blessure profonde, ma blessure temporelle, ma blessure éternellement temporelle. Telle est ma secrète blessure, qui ne guérira jamais

je ne suis que la demoiselle de l’enregistrement

[…] (p 152 à 156)

Aussi on m’en fait dire. Tout celui qui a perdu la bataille en appelle au tribunal de l’histoire, au jugement de l’histoire. C’est encore une laïcisation. D’autres peuples, d’autres hommes en appelaient au jugement de Dieu et nos anciens même en appelaient quelquefois à la justice de Zeus. Aujourd’hui ils en appellent au jugement de l’histoire. C’est l’appel moderne. C’est le jugement moderne. Pauvres amis. Pauvre tribunal, pauvre jugement. Ils me prennent pour un magistrat, et je ne suis qu’une (petite) fonctionnaire. Ils me prennent pour le Juge, et je ne suis que la demoiselle de l’enregistrement.

Peut-être veulent-ils dire un peu autre chose quand ils font appel au jugement de l’histoire, au tribunal de l’histoire. Ils veulent peut-être dire plus précisément qu’ils font appel au jugement de la postérité, au tribunal de la postérité. C’est toujours la justification filiale, contre-partie nécessaire et complémentation de ce que nous avons nommé il y a quelque dix ans la malédiction et la réprobation filiale, la malédiction remontante. En somme ce sont des pères qui font appel au jugement de leurs fils, qui n’ont qu’une pensée : comparaître, se citer eux-mêmes au tribunal de leurs fils. Comment le nier, dit-elle, j’avoue qu’il y a là une pensée très grave, et très profonde, et très pieuse, une pensée très pauvre, très humble, une pensée très misérable et très touchante : que le jour d’aujourd’hui, si pauvre, fasse appel au pauvre jour de demain; que l’année d’aujourd’hui, si misérable, que l’année de cette fois, que l’année d’à présent, si débile, fasse appel à la misérable année de demain ; que ces misères fassent appel à ces misères; et ces débilités à ces débilités ; et ces humilités à ces humilités ; et ces humanités à ces humanités.

C’est encore un mystère de noire jeune Espérance, Péguy, dit-elle, et certainement l’un des plus touchants et des plus merveilleux. S’il est vrai que nulle charité n’est aussi merveilleuse que celle qui vient d’un misérable et qui va vers un autre misérable, que celle qui s’exerce d’un misérable à un autre misérable, que celle qui passe d’un misérable à un autre misérable, que celle qui d’un misérable veille et plane et descend sur un autre misérable, pareillement, dit-elle, je dis, parallèlement je dis que nulle espérance n’est aussi touchante, aussi grave, aussi belle ; aussi merveilleuse, aussi pieuse ; que cette déconcertante espérance que ces malheureux s’acharnent à placer dans d’autres malheureux. Cette confiance, cette sorte de crédit, cette espérance qu’ils se font de génération en génération. Cette sorte de report, de crédit, de confiance, d’espérance. Je veux dire de report de crédit, de report de confiance, de report d’espérance. En somme cette naïveté. Mais par suite cette innocence. Que ces malheureux fassent incessamment appel à de non moins malheureux, fassent incessamment crédit à de non moins malheureux, fassent incessamment confiance à de non moins malheureux, demandent incessamment à de non moins malheureux et leur justification, et leur consécration, et leur glorification, c’est-à-dire et leur absolution, uniquement parce que ces autres malheureux, parce que ces deuxièmes malheureux seront leurs fils, parce que ces deuxièmes malheureux viendront après eux dans le temps, seront des générations suivantes, seront la postérité, iosleri ; cet acharnement inouï, enfantin, à se faire
juger, glorifier, consacrer, absoudre par des êtres qui ne seront pas plus qu’eux, par des êtres qui auront la même nature, les mêmes limites, la même faiblesse, la même incompétence, uniquement parce que ces autres seront leurs fils, seront des nouveaux, seront des successeurs et des héritiers; une si parfaite naïveté; un tel enfantillage; un si parfait cercle vicieux, s’il est encore permis de donner ce nom, à la limite, à un cercle vicieux parfaitement allongé en une sorte de droite indéfinie qui est la ligne même du temps, ou plutôt la ligne même de la durée, s’il est encore permis, dit-elle, d’employer ce mot ; cette rage de vouloir faire, d’espérer, de compter faire de l’éternel avec du temporel, (qui sait ?) en y mettant beaucoup de temps ; cette frénésie aussi de prendre le greffier pour le Juge, et l’enregistrement de l’acte pour l’acte lui-même ; et le notaire pour le Père et pour le maître de l’héritage ; enfin cette manie, au sens grec de ce mot, cette fureur, au sens latin de ce mot, ce fanatisme double de faire de l’éternel avec du temporel, avec du temporaire, et de l’impérissable avec du périssable, qui sait, en en mettant beaucoup, et pourvu que le deuxième périssable, que le périssable auquel on s’adresse, à qui on fait appel soit du nouveau périssable, du nouveau temporel, du nouveau temporaire, du périssable suivant, du périssable, du temporel, du temporaire ultérieur. Cette constance, (presque constamment mal récompensée), cette invincible opiniâtreté de ces pères de se faire juger par leurs fils, de se présenter au tribunal de leurs fils; une telle opiniâtreté, cet acharnement de ces êtres précaires à s’appuyer en avant sur une indéfinité d’êtres non moins précaires ; ou en arrière, si on veut compter dans l’autre sens ; comme si une indéfinité avait jamais fait un infini ; ces passagers qui s’appuient
indéfiniment sur d’autres passagers; celte constance et cette stabilité et celte éternité de capucins de cartes ; ou de dominos ; tant de naïveté dans tant de rouerie ; tant d’humilité, au fond, dans tant d’orgueil ; une si désarmante naïveté, et, il faut le dire, un si désarmant orgueil, c’est tout l’homme, dit-elle. Tant de faiblesse dans tant de présomption. Tant d’arriéré dans tant d’anticipation. Un sort si misérable, et si évidemment misérable, qui lui fait chercher des appuis qui ne sont pas plus solides que lui, car ils sont d’autres lui-mêmes ; une si évidente et si scandaleuse débilité ; une telle maladresse dans l’orgueil, et si désarmante; une telle gaucherie en tout : voilà ce qui fait, dit-elle, qu’on n’a
pas le courage de lui en vouloir.

C’est ce qui les sauverait à la face de Dieu. Pauvres êtres. Ils en sont réduits à faire appel au jugement de la postérité, c’est-à-dire à d’autres eux-mêmes, c’est-à-dire, je pense, à leurs suivants de semaine.

Et alors, ces malheureux, ils appellent ça un peu autrement. Ils font appel à l’histoire, au jugement de l’histoire, au tribunal de l’histoire. Pauvres êtres. Ils
en sont réduits à faire appel à moi.

Il me faut une éternité pour faire l’histoire d’un jour.
[…] (p 193 – 194)

Rien n’est aussi commode qu’un texte. Et rien n’est aussi commode qu’un mot dans un texte. Nous n’avions que du livre à mettre dans du livre. Et cela sur un mot de livre. Que serait-ce quand il faut dans un livre, dans du livre mettre de la réalité. Et au deuxième degré quand il faut dans de la réalité mettre de la réalité. Qu’arrive-t-il toujours. Le soir tombe. Les vacances finissent. Il me faut une journée pour faire l’histoire d’une seconde. Il me faut une année pour faire l’histoire d’une minute. Il me faut une vie pour faire l’histoire d’une heure. Il me faut une éternité pour faire l’histoire d’un jour. On peut tout faire, excepté l’histoire de ce que l’on fait. Je ne peux pas conter une histoire, on ne voit jamais que le commencement de mes histoires premièrement parce que toute histoire n’est pas limitée, parce que toute histoire est tissue dans l’histoire infinie, deuxièmement parce que, dans leur système, toute histoire elle-même est finie. Il me faut une éternité pour faire l’histoire du moindre temps. Il me faut l’éternité pour faire l’histoire du moindre événement. Il me faut l’infini pour faire l’histoire du moindre fini. Voyez ce qui nous est arrivé aujourd’hui. Sous le nom de Clio nous n’avions pas assez de fiches pour établir même une pauvre petite thèse complémentaire. Nous n’avions, je pense, que deux fiches. Mais sous le nom de l’histoire nous allions à tant de fiches que par l’autre bout d’impossibilité il nous devenait impossible d’établir même peut-être une grosse
thèse. Permettez, dit-elle, que je vois ici encore un symbole, s’il est encore permis d’employer ce mot. Sous mon nom de Clio je n’ai jamais assez de fiches pour faire de l’histoire. Sous mon nom de l’ histoire je n’ai jamais assez peu de fiches pour faire de l’histoire. J’en ai toujours de trop. Quand il s’agit d’histoire ancienne, on ne peut pas faire d’histoire parce qu’on manque de références. Quand il s’agit d’histoire moderne on ne peut pas faire d’histoire parce qu’on regorge de références. Voilà où ils m’ont mis, avec leur méthode de l’épuisement indéfini du détail, et leur idée de faire un infini, à force de prendre un sac, et d’y bourrer de l’indéfini.

Petit portrait de Jaurès selon Charles Péguy (1910 notre jeunesse)

Par son passé universitaire, intellectuel, par son commencement de carrière universitaire, intellectuelle, par ses relations, par tout son ton, par le grand nombre, par le faisceau d’amitiés ardentes qui montaient vers lui et qu’il encourageait, complaisamment, qu’il excitait constamment à monter vers lui, amitié de pauvres, de petites gens, de professeurs, de nous, et qu’il récapitulait pour ainsi dire en lui, qu’il ramassait comme un foyer ramasse un faisceau de lumière et de chaleur, Jaurès faisait figure d’une sorte de professeur délégué dans la politique, mais qui n’était pas politique, d’un intellectuel, d’un philosophe (dans ce temps-là tous les agrégés de philosophie étaient philosophes, comme aujourd’hui ils sont tous sociologues). D’un homme qui travaillait, qui savait ce que c’est que de travailler. Qui avait un métier. Il faisait essentiellement figure d’un impolitique, d’un homme qui était comme chargé de nous représenter, de nous transmettre dans la politique. Au contraire c’était un politicien qui avait fait semblant d’être un professeur qui avait fait semblant d’être un intellectuel qui avait fait semblant de travailler et de savoir travailler, d’avoir un métier, qui avait fait semblant d’être des nôtres, qui avait fait semblant de tout. Quand les politiciens, quand ceux qui font métier et profession de la politique font leur métier, exercent leur profession, quand ils jouent, quand ils fonctionnent professionnellement, officiellement, sous leur nom, ceux qui sont connus comme tels, il n’y a rien à dire. Mais quand ceux qui font métier et profession d’être impolitiques font, sous ce nom, de la politique, il y a le double crime de ce détournement perpétuel. Faire de la politique et la nommer politique, c’est bien. Faire de la politique et la nommer mystique, prendre de la mystique et en faire de la politique, c’est un détournement inexpiable. Voler les pauvres, c’est voler deux fois. Tromper les simples, c’est tromper deux fois. Voler ce qu’il y a de plus cher, la croyance. La confidence. La confiance. Et Dieu sait si nous étions des âmes simples, des pauvres gens, des petites gens. C’est bien ce qui les fait rire aujourd’hui. Quels sont, dit-il, quels sont ces imbéciles qui croyaient ce que je disais ? Qu’il se rassure, qu’il attende. Les vies sont longues, les mouvements contraires, qu’il ne nous tombe jamais dans les mains. Il ne rirait peut-être pas toujours.

un lieu un destin Péguy ( source FR2 )

Charles Péguy à Bourg-la-Reine - Ma-Tvideo France2
Série de dix films documentaires, "Un lieu, un destin" présente dix personnages célèbres des Hauts-de-Seine ayant marqué les arts et l'histoire de France. Ce film de 52 minutes retracent le destin, l'œuvre et l'action de l'écrivain, à travers les témoignages de ses petits et arrière-petit-fils et de personnalités engagées dans le combat des idées comme Alain Finkielkraut, Jacques Julliard ou Edwy Plenel.

Péguy : « Je ferai le portrait de Bernard-Lazare… »

« Je ferai le portrait de Bernard-Lazare. Il avait, indéniablement, des parties de saint, de sainteté. Et quand je parle de saint, je ne suis pas suspect de parler par métaphore. Il avait une douceur, une bonté, une tendresse mystique, une égalité d’humeur, une expérience de l’amertume et de l’ingratitude, une digestion parfaite de l’amertume et de l’ingratitude, une sorte de bonté à qui on n’en remontrait point, une sorte de bonté parfaitement renseignée et parfaitement apprise d’une profondeur incroyable. Gomme une bonté à revendre. Il vécut et mourut pour eux comme un martyr. Il fut un prophète. Il était donc juste qu’on l’ensevelît prématurément dans le silence et dans l’oubli. Dans un silence fait. Dans un oubli concerté.

Il ne faut pas lui alléguer sa mort. Car sa mort même fut pour eux. Il ne faut pas lui reprocher sa mort.

On lui en voulait surtout, les Juifs lui en voulaient surtout, le méprisaient surtout parce qu’il n’était pas riche. Je crois même qu’on disait qu’il était dépensier…»

Extrait de: Péguy, Charles, 1873-1914. « Notre jeunesse. » Paris : Cahiers de la Quinzaine, 1910. iBooks.
Ce contenu est peut-être protégé par des droits d’auteur.

 » Ceux qui se taisent, les seuls dont la parole compte. » Péguy.

« Les hommes qui se taisent, les seuls qui importent, les silencieux, les seuls qui comptent, les tacites, les seuls qui compteront, tous les mystiques sont restés invariables, infléchissables. Toutes les petites gens. Nous enfin. J’en ai encore eu la preuve et reçu le témoignage aux vacances de Pâques, aux dernières, et à ces vacances de la Pentecôte, où tant de nos amis et de nos abonnés des départements, notamment des professeurs, nous ont fait l’amitié de venir nous voir aux cahiers. Ils sont comme ils étaient, ce qu’ils étaient, ils sont les mêmes hommes qu’il y a dix ans. Qu’il y a douze ans. Qu’il y a quinze ans. Et moi aussi j’ose dire qu’ils m’ont trouvé le même homme qu’il y a dix ans. Douze ans. Quinze ans. Ce qui est peut-être plus difficile.

Ceux qui se taisent, les seuls dont la parole compte. »

Extrait de: Péguy, Charles, 1873-1914. « Notre jeunesse. » Paris : Cahiers de la Quinzaine, 1910. iBooks.
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